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    Cruel d'Eric Cherrière : "Je voulais filmer un tueur qui soit un homme banal" [INTERVIEW]

    A l'occasion de la sortie de "Cruel" centré sur un tueur en série toulousain froid et solitaire, AlloCiné a rencontré Eric Cherrière, le réalisateur de ce thriller psychologique atypique.

    AlloCiné : Avec Cruel, vous réalisez votre premier long métrage. Pourquoi avoir choisi de faire un film centré sur un tueur en série ?

    Éric Cherrière, réalisateur, scénariste et producteur délégué : Mes deux romans, "Je ne vous aime pas" et "Mademoiselle Chance" mettent aussi en scène des personnages de tueurs en série. "Cruel" poursuit cette volonté d'exploration de la violence qui nous habite et qui s'exprime de manières différentes selon les individus. Ni vous, ni moi, bien sûr, ne tuons des gens, mais nous abritons tous une violence qui finit toujours par s'exprimer, de manière plus ou moins visible. Le meurtre étant peut-être l'expression la plus claire et brutale de cette violence, de cette rage sourde qui accompagne l'existence des hommes. Choisir de faire un film sur un tueur en série comme "Cruel", c'est plonger dans l'abîme avec un homme qui serait "le pire d'entre nous" mais qui serait aussi "comme nous". Le meurtre, ici, a pour moi valeur de métaphore, de révélateur.

    J'ai refusé la montée du suspense traditionnelle propre aux thrillers afin de privilégier une forme de suspense existentiel

    Le film de tueur en série est un genre cinématographique assez balisé (tueur tout puissant, policiers dépassés, violence des scènes de meurtres, etc.) et pourtant "Cruel" est très original dans son fond comme dans sa forme. En quoi avez-vous cherché à vous démarquer de ce genre ?

    En ne considérant pas le personnage principal de "Cruel" comme tueur en série mais comme un homme normal. Un homme capable d'aimer, de souffrir. Un homme qui nourrit des espoirs, qui a été heureux et qui voudrait à nouveau l'être. Bref, un homme comme tous les autres. Je savais dés le début, que je ne voulais pas filmer un homme qui tue pour des raisons d'ordres psycho-sexuels comme c'est le cas des tueurs en série chez qui la souffrance des victimes procure une excitation sexuelle. Cette volonté de filmer un tueur en série qui soit avant tout un homme banal a induit un traitement radicalement différent de ce que l'on a coutume de voir dans les films du genre. Films que par ailleurs, je peux apprécier. J'ai par exemple refusé la montée du suspense traditionnelle propre aux thrillers afin de privilégier une forme de suspense existentiel dont j'espère qu'il accompagne les spectateurs bien après la fin du film.

    Aucune explication n'est donnée quant aux raisons qui font que le tueur en série de "Cruel" commet des meurtres. Pouvez-vous expliquer ce choix ?

    Expliquer la violence des hommes comme le font la plupart des médias me semble au mieux limitée, au pire obscène. Ma grille de compréhension des actes humains ne passe pas par l'explication psychologique, sociale ou religieuse comme c'est le cas dans ces médias ou dans de nombreux films et livres. Dans "Cruel", je filme un homme qui n'a aucune raison objective de tuer car je suis persuadé que les motifs de nos actes sont essentiellement d'ordres existentiels. C'est à dire que nous agissons avant tout pour avoir une place dans ce monde. Pour exister aux yeux des autres. C'est ce que fait le tueur de "Cruel". Devant l'insatisfaction de sa vie, que ce soit coté professionnel, amoureux ou familial, il trouve une raison d'exister en tuant d'autres humains.

    Je filme un homme qui n'a aucune raison objective de tuer

    Quelles ont été les principales difficultés de tournage ?

    "Cruel" est un film qui s'est fait sans distributeur, sans chaînes de télé, sans aucun des financements habituels du cinéma français, à l'exception de l'aide de la région Midi-Pyrénées. Les principales difficultés se sont situées là car réaliser et produire un film en marge du cinéma français conventionnel est très vite devenu faire un film "contre le système". Le seul avantage était une forme de liberté car le scénario n'avait pas obligation à "séduire" les financiers... Puisqu'ils n'y en avait pas ! Mais c'est une situation particulièrement inconfortable et fragile.

    Pourquoi avoir choisi de situer l'intrigue du film dans la ville de Toulouse ?

    Parce que cette ville n'a jamais véritablement été filmée dans un film noir ou un polar. Tous les décors dans lesquels j'ai tourné sont ceux de mon quotidien. Je connais intimement le territoire et les lieux que je filme dans Cruel et j'ai voulu que cela se sente. Que les spectateurs, voient Toulouse à travers mes yeux... et ceux du tueur. Nous sommes loin de l'image d'Epinal de la ville rose ! Et en même temps, on regarde cette ville comme jamais au cinéma. On la voit de l'intérieur, sur une année, avec les saisons qui défilent, les rues qui changent avec le temps. Au final, nous avons, je pense, saisi toutes les facettes de cette ville : le Toulouse romantique, le Toulouse d'Airbus et celui de Patrice Alègre, tueur en série toulousain basé dans le quartier de la gare où nous avons filmé.

    Je voulais que les spectateurs voient Toulouse à travers mes yeux... et ceux du tueur

    Avez-vous eu des références cinématographiques (ou autres) au moment de la conception de "Cruel" ?

    Il y a Taxi Driver pour la solitude au sein de la foule, Henry portrait of a serial Killer pour la rage et L'Armée des ombres de Melville pour la mélancolie glaciale et la retenue. A l'écriture, c'est une réplique de La Horde sauvage de Sam Peckinpah qui m'a guidé : "On voudrait tous redevenir des enfants. Même les pires d'entre nous...surtout les pires d'entre nous". C'est là que j'ai trouvé l'idée de cet homme poursuivi par l'enfant... Heureux qu'il avait été. Les autres influences sont littéraires : la nouvelle "Quand descend l'ombre" de Dino Buzzati et "Le démon" de Hubert Selby jr.

    Aanna Films

    Le tueur Pierre Tardieu est à première vue un homme ordinaire qui est même assez séduisant. Pourquoi avoir choisi le comédien Jean-Jacques Lelté pour l'interpréter ?

    C'est son premier rôle au cinéma et, après plus de trente festivals internationaux où "Cruel" a été sélectionné, j'ai pu mesurer combien il attrape le regard, voir fascine certains spectateurs. Jean-Jacques Lelté possède un type de physique, grand, fin et en même temps avec une puissance, qui est assez peu représenté dans le cinéma français contemporain où les acteurs ressemblent un peu trop à des ados qui ont mal grandi. J'ai choisi Lelté pour cette agressivité, cette tension naturelle qu'il a en lui, qui accompagne chacun de ses gestes, chacun de ses regards. C'est ça que je voulais filmer dans "Cruel". Un homme prêt à exploser à chaque instant.

    C'est ça que je voulais filmer dans Cruel. Un homme prêt à exploser à chaque instant.

    L'ambiance du film est assez glaçante mais la violence physique n'est pas trop prononcée. Pour quelle raison n'avez-vous pas cherché à faire de "Cruel" un film gore ?

    Je connais bien et j'aime le cinéma gore. Notamment celui de Ruggero Déodato et Brian Yuzna, qui sont des hommes avec qui j'ai passé beaucoup de temps et leurs conseils m'ont accompagnés tout au long de "Cruel". Depuis l'époque à laquelle Yuzna filmait son extraordinaire Society, le gore est devenu mainstream. Il est devenu très "séduisant", je trouve. Et je ne voulais pas faire un film séduisant ! Filmer des scènes de gore, au delà du fait que cela est devenu une convention du genre, n'aurait, in fine, fait que faire redescendre la tension sourde qui soutient le film. Les scènes d'ultra-violence auraient crevés l'abcès et procuré une forme de plaisir rassurant que je voulais fuir. Et je ne voulais ni l'un ni l'autre. "Cruel" est un film d'horreur, oui, mais un film d'horreur invisible où le grand méchant est l'existence elle-même.

    Quels sont vos projets à venir ?

    Je suis en préparation de "Ni Dieux Ni Maîtres", un film d'aventure médiéval qui se tournera à l'automne 2017 dans le Lot et ses paysages sauvages insensés. Avec des acteurs pour lesquels j'ai écrit les rôles : Saleh Bakri, Jenna Thiam, Edith Scob, Jean-Claude Drouot et Jérôme Le Banner. Avec "Ni Dieux Ni Maîtres" nous serons quelque part entre "Au cœur des ténèbres" de Conrad et le cinéma de chevalerie chinois tel La Rage du tigre !

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