Mon compte
    Ressortie A Scene at the Sea : focus sur ce chef-d'oeuvre méconnu de Takeshi Kitano
    Vincent Formica
    Vincent Formica
    -Journaliste cinéma
    Bercé dès son plus jeune âge par le cinéma du Nouvel Hollywood, Vincent découvre très tôt les œuvres de Martin Scorsese, Coppola, De Palma ou Steven Spielberg. Grâce à ces parrains du cinéma, il va apprendre à aimer profondément le 7ème art, se forgeant une cinéphilie éclectique.

    A Scene at the Sea, oeuvre méconnue du maître Takeshi Kitano, ressort en salles ce mercredi. L'occasion de revenir sur la genèse de ce long-métrage poétique et fascinant.

    A Scene at the Sea (1991) - Ressortie le 8 août 2018

    De Takeshi Kitano avec Kuroudo MakiHiroko OshimaSabu Kawahara

    DE QUOI ÇA PARLE ?

    Un jeune éboueur sourd-muet se prend d'une passion obsessionnelle pour le surf. Soutenu par le regard protecteur de sa fiancée, sourde-muette comme lui, le jeune homme progresse, d'apprentissages éprouvants en compétitions harassantes, jusqu'a ce que la mer les sépare.

    UN KITANO POÉTIQUE

    A Scene at the Sea est le troisième film de Takeshi Kitano. Il se situe entre Jugatsu (1991) et Sonatine (1994), avant que celui-ci n’accède à la reconnaissance internationale au Festival de Cannes. Après le très sombre Violent Cop, Kitano élabore plus précisément son style avec Jugatsu. On peut y découvrir un jeune homme naïf qui travaille dans une station-service et joue au base-ball dans une petite équipe. Par hasard, ce dernier déclenche une guerre des gangs. Déjà, on s'aperçoit que Kitano adore jouer avec les codes du film de yakuzas en y insufflant de l’absurde, des gags et de la poésie.

    Toutefois, avec A Scene at the Sea, Kitano tente de briser son image de cinéaste de film noir en mettant en scène une simple histoire d’amour. Il fait ainsi son retour sur la plage de Jugatsu où le yakuza, le garçon et la jeune fille jouaient au base-ball avec des troncs d’arbre. Comme dans Sonatine et Hana-bi, la plage de A Scene at the Sea est l’image d’un paradis perdu. C’est un espace d'amusement enfantin, loin de la violence et des codes aliénants des gangsters. En s’essayant au mélodrame et en prenant comme personnages deux coeurs purs, Kitano dévoile cette veine tendre et sentimentale qui en fera un cinéaste universel. C’est dans l’histoire d’amour entre Shigeru et Takako qu’il faut chercher les prémisses du voyage sentimental des époux de Sonatine, de l’escapade du yakuza et du petit garçon de L’Eté de Kikujiro ou de la passion pour la peinture du héros d’Achille et la tortue.

    L'OEIL DU PEINTRE

    Hana-bi a révélé les talents de peintre de Kitano ; cependant, ceux-ci étaient déjà présents dans A Scene at the Sea dans la composition de ses images et la perfection des cadrages, mais aussi dans le choix des couleurs. On se souvient notamment des chemises hawaïennes des yakuzas de Jugatsu, Sonatine et de L’Eté de Kikujiro qui sont comme des grosses taches rouges éclatantes. Ce bariolage se retrouve dans les peintures naïves de Kitano avec leurs grands fonds de couleurs et leurs personnages enfantins.

    La Rabbia

    A Scene at the Sea fait preuve de la même audace graphique en habillant ses surfeurs de combinaisons bleues, rouges, jaunes fluo et vertes. Ces tenues, qui sont celles des surfeurs du monde entier, n’ont a priori aucune qualité esthétique. C’est comme si Kitano disposait sur la plage de petites touches de couleurs vives. Lorsqu’il filme Takako (Hiroko Oshima) avec son pull à rayures bleues, blanches, orange et roses, sous un parapluie bleu également, Kitano réalise un portrait subtil de la jeune fille. Un plan d’ensemble en fait la seule tache de couleur au milieu de la plage devenue grise. Pour Kitano, les couleurs servent à peindre les émotions.

    Les héros de A Scene at the Sea ressemblent d'ailleurs beaucoup au metteur en scène. Ce ne sont pas des idiots ou des voyous, ce sont des rêveurs poétiques qui regardent la mer. Kitano a quelque chose d’un enfant toujours dans la lune, et c’est cela qui lui fait chercher la part d’innocence chez les yakuzas. C’est cela qui le pousse aussi à vouloir s’évader du Japon et de sa société par l’art, que ce soit la peinture ou le cinéma.

    TAKAKO À FLEUR DE PEAU

    A Scene at the Sea est l’unique film de Hiroko Oshima alias Takako, née en 1973. Nul ne sait ce qu’est devenue cette jeune fille à la personnalité très attachante. Kitano se remémore les larmes de la jeune actrice. "Au cinéma, il y a aussi des aspects cruels. Pour la scène finale de A Scene at the Sea, je voulais que l’héroïne pleure. Hiroko Oshima était d’accord pour faire son possible mais dès que la caméra tournait, elle n’y arrivait pas. Comme l’assistant réalisateur commençait à perdre patience, le manager de la fille se dit qu’il faut faire quelque chose. Il l’emmène à l’écart pour la sermonner, et voilà qu’elle se met à pleurer pour de bon. On nous avertit : « Hé ! Regardez, elle pleure. » Et tout le monde de met à courir vers elle à toute jambe en disant : Profitons de ce qu’elle pleure pour la filmer !"

    La Rabbia

    HOMMAGE APPUYÉ AU CINÉMA MUET

    Le duo comique The Two Beats (c’est de là que vient le surnom « Beat ») que Kitano formait avec Niro Kaneko (Beat Kiyoshi) était connu pour ses dialogues survoltés. Comme s’il avait voulu prendre le contre-pied ce qu’on attendait de lui, les films de Kitano sont au contraire laconiques, avec de longs moments de silence dans lesquelles s’insinuent la musique du génial Joe Hisaishi. En faisant de ses deux héros des sourds-muets, Le japonais fait du silence l’un des éléments majeurs du long-métrage. Avec ses dialogues ne tenant que sur quelques pages, A Scene at the Sea est un hommage au cinéma muet. Si Kitano est le vrai nom de famille de Takeshi, on croit entendre plutôt celui de son comique préféré : Buster Keaton. Surnommé l’homme qui ne rit jamais, le comédien gardait un visage imperturbable au milieu des pires catastrophes. Si Kitano sourit quelquefois, il conserve le plus souvent un visage de marbre, même au milieu des massacres de gangs yakuza. Seul son tic à la joue, totalement intégré à son jeu d’acteur, agite son visage buriné.

    La Rabbia

    Les deux jeunes héros du film arborent eux aussi un visage impassible et n’utilisent jamais le langage des signes. Ils communiquent par le regard et de très légers sourires. Bien qu’elle ne surfe pas, Takako participe à la passion de Shigeru, l’accompagnant à la plage et l’aidant à porter l’arrière de sa planche. Le jeune homme a le regard braqué sur l’océan et Takako ne voit que Shigeru. Quand celui-ci s’élance dans la mer, elle replie sagement ses affaires. C’est ainsi que Kitano, avec douceur et mélancolie, construit la relation des deux amoureux. Ce qui va les séparer est une chose contre laquelle Takako est impuissante : le désir d’évasion et d'émancipation du jeune homme. Ce désir est à la fois physique, puisque son handicap le fait vivre dans une sorte de prison de verre, et spatial puisque la mer est la frontière infranchissable du Japon. Son travail d’éboueur le renvoie aussi à une condition sociale sans avenir. Le surf va donc être l’occasion de dépasser ces trois prisons. La vague lui permet d’évoluer de l’autre côté de la frontière géographique même si ce n’est qu’à quelques mètres. Devenu un surfeur il n’est plus un handicapé ni un éboueur. Plus qu’un récit d’apprentissage du surf, A Scene at the Sea est le film initiatique d’un jeune homme à la recherche de sa véritable identité.

    Takeshi Kitano : nostalgie, autodestruction... Les obsessions du légendaire cinéaste japonais
    FBwhatsapp facebook Tweet
    Sur le même sujet
    Commentaires
    Back to Top