Annette : les secrets du tournage

Le film a été présenté en compétition au Festival de Cannes 2021 dont il a fait l'ouverture.

Rooney Mara fut un temps annoncée au casting d'Annette, avant d'être remplacée par Michelle Williams. Le film ayant du mal à trouver un financement, celle-ci quitta le navire. Le projet fut relancé en 2019 avec Kristen Stewart dans le rôle féminin principal mais elle céda finalement sa place à Marion Cotillard. La chanteuse Rihanna a également été impliquée un temps dans le projet.

Fondé en 1968 à Los Angeles, Sparks est un groupe de pop-rock mené par les frères Ron et Russell Mael, qui s’est notamment fait connaître pour son morceau culte This Town Ain’t Big Enough for Both of Us, paru en 1974 sur l’album Kimono My House. Après avoir été un des groupes clef du glam rock, Sparks décide d’évoluer et de devenir un duo de synth-pop et de musique new wave, s’inspirant alors des productions de musique disco. Mêlant des instrumentations électroniques à des grands riffs organiques, leur musique a influencé les groupes d’electro rock comme New Order, et Depeche Mode.

Leos Carax a rencontré les Sparks, dont il connaissait la musique depuis l’adolescence, un ou deux ans après Holy Motors. Dans ce dernier justement figure une scène dans laquelle Denis Lavant écoute un de leurs morceaux, How are you getting home ?. Le duo savait donc que Leos Carax appréciait sa musique et l’a contacté pour un projet musical. Le réalisateur raconte : « Une fantaisie avec le cinéaste Bergman qui se retrouvait piégé à Hollywood, empêché de quitter la ville. Mais ça n’était pas pour moi : je ne pourrais jamais tourner une chose située dans le passé, ni faire un film avec un personnage nommé Ingmar Bergman. Quelques mois plus tard, ils sont revenus avec une vingtaine de maquettes de chansons et l’idée d’Annette. »

Annette était à l’origine une comédie musicale avec trois personnages principaux conçue comme un nouvel album des Sparks. Les deux frères devaient y tenir les rôles d’Henry et du Chef d’Orchestre. Les Sparks ont une autre version de celle de Leos Carax quant à la genèse du film : « nous lui avons envoyé Annette sans rien attendre de sa part, simplement pour lui montrer ce sur quoi nous travaillions à ce moment-là. Il nous a répondu qu’il aimait beaucoup l’album et souhaitait en faire son prochain projet. […] Ce fut une immense surprise, nous étions sur un petit nuage. »

Si Leos Carax a été d’emblée séduit par les chansons des Sparks, il a hésité dans un premier temps à faire le film : « J’avais des inquiétudes personnelles. Ma fille avait 9 ans à l’époque. Et même si les frères Mael ne savaient rien de ma vie — je crois —, des choses dans cette histoire auraient pu la troubler. Et puis est-ce que je voulais vraiment, pouvais vraiment, faire un film sur un si « mauvais père », à ce moment-là de ma vie ? » Mais sa fille appréciait elle aussi les morceaux et s’est mise à lui poser des questions : « En lui répondant, j’ai réalisé qu’elle comprenait déjà beaucoup de choses. Et que d’ici à ce que le film soit tourné — s’il l’était jamais — elle comprendrait mieux encore comment un projet de film prend naissance. Alors j’ai dit oui. »

Annette est la première comédie musicale de Leos Carax. Cependant, on trouve déjà dans ses précédents films des séquences musicales et Les Amants du Pont-Neuf devait à l’origine être une comédie musicale. « Le grand problème, mon grand regret, est que je ne peux pas composer de musique moi-même. Et comment fait-on pour choisir, puis travailler, avec un musicien ? Ça m’inquiétait beaucoup. » Il ajoute : « Le genre musical donne au cinéma une autre dimension — presque littéralement : espace-temps-musique. Et ça apporte une liberté extraordinaire. On peut diriger une scène en suivant la musique, ses mouvements, ou au contraire en luttant contre elle de mille moyens. On peut convoquer toutes sortes d’émotions contradictoires, d’une façon impossible dans un film où les personnages ne chantent et ne dansent pas. On peut être en même temps grotesque et profond. »

Annette met en scène un comédien de stand-up et une chanteuse lyrique. Deux univers a priori opposés mais qui ont pour commun d’être « deux choses très organiques, qui dépendent d’un système anatomique complexe — celui-là même, vital, qui nous sert à respirer. » Leos Carax poursuit : « Alors je me suis mis à voir tout le film comme une métaphore de la respiration. L’inspiration, le souffle: vie et mort bien sûr, rire et chant, la femme qui doit bien respirer pour donner vie, le souffle qu’à certains moments on retient, dans la vie et au cinéma... Et la respiration comme rythme musical. »

À l’instar d’Holy Motors, Leos Carax fait un cameo dans la première scène d’Annette, accompagné de sa fille. Le réalisateur revient sur cette apparition : « Sur Holy Motors, c’était important d’être là avec elle au tout début. Sans doute pour me rassurer, après toutes ces années sans avoir fait de films. Comme si nous nous lancions dans un petit home-movie expérimental. Je vois ces deux derniers films comme des films expérimentaux. Annette en est un gros, Holy Motors un petit. Je les considère comme "les films que j’ai faits depuis que je suis père". »

Annette se déroule à Los Angeles, ville de naissance des Sparks. Leos Carax ne pouvait pas imaginer filmer une autre ville, même si y tourner coûte très cher. « Je voulais que Henry se déplace à moto comme un cow-boy entre deux mondes — le sien, celui d’Ann — et ça n’aurait pas du tout marché à New York, Paris, ni Toronto. Alors on a dû réinventer L.A. en Belgique et en Allemagne — qui ne sont pas des pays très californiens. » Au final, le tournage à Los Angeles n’a duré qu’une semaine, pour les séquences suivantes : le prologue, les plans en moto et la forêt au creux des canyons et des collines.

En découvrant Adam Driver dans la série Girls, Leos Carax a été frappé par son physique : « Quel visage extraordinaire ! Et aussi : un corps extraordinaire. Il me rappelait un peu Denis [Lavant], alors qu’ils ne se ressemblent pas du tout. Adam est grand, Denis est comme moi, plutôt petit. Mais ils ont une étrangeté un peu semblable, deux êtres d’un autre temps. » Pour le chant, le comédien a répété pendant plusieurs mois avec Michael Rafter avec lequel il avait travaillé sur Marriage Story.

Après avoir approché plusieurs actrices anglo-saxonnes et des chanteuses pour le rôle d’Ann, en vain, Leos Carax a trouvé en Marion Cotillard son interprète. Il admet cependant que ce choix n’était pas une évidence : « je ne sais pas pourquoi, je pensais qu’on ne s’entendrait pas elle et moi. J’avais donc été surpris de beaucoup l’aimer, et de croire en elle pour Ann. » Mais l’actrice était alors enceinte et donc indisponible. Finalement, la production et le financement compliqués du film ont repoussé le tournage, si bien que deux ans plus tard, Leos Carax sollicita une nouvelle fois Cotillard qui accepta le rôle : « Marion a la grâce et le mystère d’une actrice du muet. J’aurais aimé la filmer plus. »

La comédienne a consulté son professeur de chant avant d’accepter le rôle : « On savait dès le départ que l’on devait trouver une technique pour les parties de chant lyrique, mixer ma voix à celle d’une chanteuse professionnelle [Catherine Trottmann]. Le défi était quand même de taille. »

Annette est une comédie musicale quasiment dépourvue de dialogues, les chansons se substituant à ces derniers. Les acteurs chantaient en live sur le plateau et non en playback. Leos Carax se souvient du défi que cela représentait pour ses comédiens : « Ça implique de ne pas chercher la performance. Chanter devient plus naturel ; souffle et respiration deviennent visibles, font partie du jeu. C’est émouvant à faire, ou à voir faire. C’était plus simple pour Adam que pour Marion je crois. Marion voulait que son chant soit toujours meilleur, Adam n’avait pas trop ce souci. »

Refusant le numérique et l’imagerie 3D, par peur de l’absence d’émotion et du concept de l’"uncanny valley", ainsi que l’animatronique, Leos Carax a décidé de donner vie à Annette grâce à une marionnette : « Annette devait être quelqu’un ou quelque chose que je pourrais comprendre, pas un ordinateur. Une chose élémentaire, artisanale. J’ai alors pensé à une marionnette. » Un pari risqué et excitant : « Pour la première fois peut-être, j’ai dû vraiment penser à un public futur : les gens vont-ils accepter un film dans lequel une marionnette surgit soudain — sans que personne ne mentionne le fait que c’est une marionnette ? Un film dont aucun des autres personnages, joués par des gens réels, ne la voit jamais comme une marionnette — à part Henry, peut-être ? Mais on faisait une comédie musicale, chantée, et mes films ne sont de toute façon pas naturalistes — alors la réalité du film était déjà "hors de ce monde".»

C’est par le biais de la metteuse en scène et chorégraphe Gisèle Vienne que Leos Carax a rencontré les marionnettistes Estelle Charlier et Romuald Collinet. La première a conçu le visage d’Annette et le second son corps.

Le film est traversé par le motif du singe, un animal que Leos Carax a pu côtoyer dès l’enfance puisque son père possédait un chimpanzé femelle qui attaquait sa mère la nuit de jalousie ! Carax a eu ensuite lui aussi deux singes, qui sont tombés malades et qu’il a fallu euthanasier. « Les singes représentent à la fois un danger, la sauvagerie — et le martyre. Je les aime beaucoup. […] Petit à petit, les singes ont envahi le film, et sont devenus comme un lien entre père et fille, sauvagerie et enfance. »