Au cinéma, les débuts de Michael Mann furent difficiles. Si son premier film ‘’Le solitaire’’ reçu un accueil prometteur, ses deux films suivants, ‘’La forteresse noire’’ et ‘’Manhunter’’ furent de cuisants échecs et tombèrent même dans l’oubli. Mais au fil du temps, ‘’Manhunter’’ fut réhabilité : normal, tant le style du réalisateur semble déjà tout en friche.
Le film est une adaptation (jugée assez infidèle) du roman ‘’Dragon Rouge’’ de Thomas Harris. Will Graham est un profiler du FBI qui s’est retiré des affaires. Il était notamment réputé pour sa capacité à se mettre dans la peau des assassins pour mieux comprendre leurs pensées. A la demande de son ami et collège Jack Crawford, Will se remet au travail pour coincer un tueur qui a déjà massacré deux familles lors de nuits de pleine lune. Pour les besoins de son enquête, Will consulte le détenu Hannibal Lektor, un ancien psychiatre coupable d’une série de meurtres que Will a lui-même arrêté des années plus tôt.
Sans même avoir lu le livre, le cinéphile comprendra ce qui a bien pu intéressé Michael Mann dans cette histoire. Si le postulat du film est classique (avec il faut le noter un vrai souci de réalisme dans la description des techniques d’investigation, ce qui était novateur pour l’époque), ses thèmes coïncident pile poil avec les obsessions de Mann. Il y a d’abord cette ville, cette jungle étouffante qui semble comme souvent avec le réalisateur piéger ses personnages et renforcer leurs pulsions. De ce lieu, Michael Mann en tire une atmosphère particulièrement étrange et oppressante. Très années 80 dans son esthétisme, ‘’Manhunter’’ offre à découvrir des environnements étonnement exotiques. Mais surtout, un environnement que Mann rend constamment inquiétant. Ce climat, souvent très lourd naît d’une réalisation tantôt très sophistiquée, tantôt très épurée. Si le film est une course contre la montre (il faut trouver le tueur avant la prochaine pleine lune), Michael Mann n’hésite pas à instaurer des moments de calme, ou le temps et l’action semblent se suspendre (comme cette scène hypnotique
avec le tigre
).
La ville créée l’atmosphère, mais ceux sont les personnages qui la peuplent qui intéressent Michael Mann. La force de Michael Mann, c’est de prendre des figures ultra-balisées (le flic, le tueur) pour mieux les opposer, les rapprocher et les interroger. Au centre de ‘’Manhunter’’, on trouve donc le flic Will Graham, intègre, efficace : associé à la figure du hard-boiled. Mais Michael Mann aime ériger des héros ou des anti-héros torturés et tourmentés. Will est dans la filmographie du réalisateur une de ces premières figures. Il partage plusieurs similitudes avec Vincent Hanna (Al Pacino), le flic de ‘’Heat’’. Même difficulté à concilier leur vie privée et leur travail, même fringues noirs… et surtout même fascination pour l’objet de leur traque. Si le titre français ‘’Le sixième sens’’ ne respecte pas le titre original, il se révèle une fois n’est pas coutume plus pertinent (surtout quand on sait que le metteur en scène était mécontent du titre imposé par le producteur au caractère bien trempé Dino de Laurentiis). Car Will est bien doté d'un sixième sens. Capable de reconstituer les événements en se mettant dans la peau des criminels, Will voit ce don quasiment comme une malédiction. Mann aime filmer la peur, celle de voir le héros flirter dangereusement autour de la frontière entre le bien et le mal, la normalité et la folie, l’humanité et la ‘’monstruosité’’. Cette dualité est illustrée le temps d’un dialogue où Will confie ses sentiments à propos du meurtrier :
un troublant mélange de compassion (pour le meurtrier lorsqu’ il était enfant) et de haine (pour les actes qu’il commet désormais) transparaît dans le discours de Will
. Ainsi, les héros tourmentés de Michael Mann éprouvent souvent des sentiments troubles, ambigus pour leur proie. Plus précisément, Michael Mann ne se concentre pas tellement sur les actes des personnages (il n’est certainement pas un cinéaste moral), mais plutôt sur les tempéraments, sur les traits de caractères. Will et Hanna éprouvent de la fascination et même s’identifient à Dollarhyde et à Neil McCauley (Robert De Niro, le très professionnel braqueur de ‘’Heat’’). Mais en même temps, ils condamnent fermement les actes commis par ces derniers. C’est un des composants tragiques des films du réalisateur : le spectateur, souvent attaché aux protagonistes et antagonistes aimerait presque voir une réconciliation entre ces ennemis si proches les uns des autres. Mais c’est évidemment impossible, la peur du héros, c’est aussi celle de basculer de l’autre côté, de s’identifier complètement à ce qu’il traque.
Une superbe séquence montre Will, paniqué après son dialogue avec Lecter (ou Lektor, étrange) dévaler les interminables escaliers de l’hôpital psychiatrique
. En une scène toute simple, Michael Mann parvient à saisir le dédale labyrinthique qu’est l’esprit de Will, condamnée à fuir éternellement ce glissement vers la folie.
Pour rester dans la normalité, Will n’a pas le choix, il doit éliminer une bonne fois pour toute la source de ses tourments : c’est à dire tout ce qui a trait à la monstruosité. Toutefois, le happy end est plus ambigu qu’il n’y paraît. Will retourne auprès de sa famille et semble être libéré de tous ses démons. Mais cette fin annonce en vérité un perpétuel recommencement : Will est en paix… jusqu’à l’apparition d’un prochain meurtrier. Probablement condamné comme Vincent Hanna à attendre avec l’angoisse l’apparition d’un prochain danger
.
Mais Will et ses névroses ne sont rien sans ses Némésis que sont les hors-la-loi, ceux qui bravent la morale et la justice. Ici, deux hommes incarnent les marges de la société. D’abord, il y a l’homme qu’il poursuit : Francis Dollarhyde. Possédé par le ‘’Grand Dragon Rouge’’, il est responsable du massacre de deux familles.
Cependant, sa rencontre avec Reba McClane, une jeune femme aveugle va peut-être le changer. Ce géant triste, rongé par la solitude et par une enfance malheureuse voit avec Reba une impossible rédemption
. Une fois de plus, les similitudes entre ‘’Manhunter’’ et ‘’Heat’’ sont à relever. Et cette fois-ci, on peut reprocher les deux traqués : Francis Dollarhyde pour ‘’Manhunter’’ et Neil McCauley pour ‘’Heat’’. Deux solitaires qui transgressent les lois.
Deux hommes qui se remettront en cause après être tombés amoureux d’une femme
. La rédemption serait-elle envisageable ? Mais il n’y a pas de miracle : une nouvelle fois, Mann aime insuffler du tragique dans le destin croisé de ses personnages. Francis et Neil se débattent pour s’échapper des graves maux qui les rongent mais finissent hélas par échouer.
Francis et Neil seront rattrapés par leur goût du meurtre (pour rappel, dans ‘’Heat’’, Neil retardera son évasion pour abattre un traître) et seront tous les deux abattus par le flic
. La force de Michael Mann, c’est bien de renvoyer dos à dos le flic et le truand. Si le conflit entre ces deux êtres semble inéluctable, le réalisateur préfère avant tout montrer les points communs que partagent ces deux figures de l’ombre, toutes deux bien plus proches du monde des morts que celui des vivants. Mais Michael Mann ne se contente pas seulement de mettre en scène des personnages en souffrance. Il existe chez lui un troisième archétype de protagoniste, loin d’être tiraillé par des questions de bien et de mal. Certains s’acceptent tels qu’ils sont et acceptent même leur monstruosité. Ils parviennent ainsi à se débarrasser de tout comportement moral. Dans ‘’Manhunter’’, ce protagoniste est présent en la personne d’Hannibal Lecter. Si le rôle du personnage est limité (il n’a que trois scènes et a peu d’impact sur le déroulement de l’histoire), ce qu’il représente en revanche est essentiel. Il surplombe tous les autres humains du film et incarne une forme de sauvagerie étrangement élégante. Il est une forme de démon idéalisé : un être qui assume totalement ce qu’ il est et ce qu’il a commis. Ainsi, Hannibal a beau vivre dans une toute petite cellule (qui semble encore plus étroite que celle du ‘’Silence des Agneaux’’), il est paradoxalement plus libre que ne le sont Will et Francis. Sa libération n’est pas physique (elle ne le deviendra que dans les œuvres suivantes d’avantage concentré sur le cannibal) mais spirituel : le psychiatre ne présente aucune souffrance par rapport à sa condition et s’affiche d’une certaine manière comme bien plus ‘’sain’’ que Will. Et le plus important, Hannibal est aussi libéré des notions de bien et de mal, constatant que Dieu lui-même est un être profondément cruel. Devant ce discours cynique mais lucide sur l’état pourri de notre monde, le fan de Michael Mann pensera forcément à un autre de ses films, probablement son plus beau : ‘’Collatéral’’ (qu’il n’a certes pas écrit). Hannibal pourrait être le maître de Vincent (pas celui de Heat’’, mais celui de ‘’Collatéral’’, joué par Tom Cruise). Ceux sont deux hommes qui vivent par et pour le meurtre, totalement en paix avec eux-mêmes. Ils sont tous les deux des tentateurs, cherchant à faire basculer Will et Max (joué par Jamie Foxx dans ‘’Collatéral’’) dans leur monde amoral. En refusant cela, Will et Max croient encore en l’espoir d’un monde meilleur.
Aussi passionnant et maîtrisé soit-il, ‘’Manhunter’’ n’est pas encore l’oeuvre la plus approfondi du metteur en scène. La faute déjà à un suspense assez stérile, dû à une intrigue/ enquête qui intéressent assez peu Michael Mann. Plusieurs éléments sont passés sous silence et même, plusieurs scènes (dommage que le beau tatouage du dragon rouge n’ait pas été conservé). On devine que Mann ne s’intéresse qu’à l’Humain et qu’il a cherché à évacuer tout ce qui a trait au polar. La fin du film, expédiée au possible est une déception (en plus d’être très maladroite en terme de découpage). On aurait aimé avoir au moins un dialogue entre Will et Francis, comme Michael Mann le fera avec ‘’Heat’’ où les deux stars en trois heures de film se rencontraient le temps de deux scènes devenues cultes. Ici, la confrontation entre Will et Francis tombent à l’eau. Dommage, parce que ‘’Manhunter’’ avec son atmosphère envoûtante (renforcée par sa musique), ses acteurs sensibles (William Petersen est bien supérieur à Edward Norton qui interprète le même rôle dans le remake ‘’Dragon Rouge’’ car plus à fleur de peau, plus ténébreux et imprévisible ; tandis que Tom Noonan parvient grâce à sa carrure atypique à concilier cruauté et tristesse) et ses vibrants thèmes a vraiment quelque chose d’unique. Ce n’est manifestement pas ce qu’a pensé le public puisque le film fut un échec. L’oubli fut d’autant plus douloureux que ‘’Le silence des agneaux’’ (à juste titre d’ailleurs) fut un éclatant succès, propulsant le Hannibal Lecter d’Anthony Hopkins comme méchant emblématique du cinéma (Brian Cox était pourtant très convaincant, plus ‘’normal’’ qu’Hopkins). Heureusement, ‘’Manhunter’’ est depuis réhabilité (encore plus depuis la sortie du remake assez plat de Brett Ratner, ‘’Dragon Rouge’’).