La Chimère : les secrets du tournage

Les Merveilles, Heureux comme Lazzaro et La Chimère tournent tous trois autour de cette question : que faire du passé ? Même si Alice Rohrwacher n'a pas pensé ces trois films comme une trilogie, une résonance opère entre eux : "Les Merveilles s’est nourri de mon vécu. Le film commence par la réplique : 'Regarde la maison, là-bas ! Elle a toujours été là'. Malgré tout, j’ai grandi avec la sensation d’un vide autour de moi. Je voulais connaître les vies qui avaient habité cet endroit avant moi, et j’ai travaillé autour de cette idée : pourquoi ces lieux qui m’entouraient ont-ils été abandonnés ?"

"J’ai, dès lors, commencé à collecter des informations sur les paysans qui vivaient dans ma région, ainsi est né Heureux comme Lazzaro. Quand j’étais petite, j’entendais, dans les bars et ailleurs, les tombaroli raconter avec emphase ce qu’ils avaient trouvé dans les tombes étrusques pendant la nuit. Ces hommes pouvaient interpréter le paysage d’une manière particulière : ils savaient localiser les tombes à la simple observation d’une herbe bien précise, lisaient le paysage comme personne d’autre. La Chimère donne ainsi à voir l’empreinte non pas de ma vie, mais d’une culture", confie la cinéaste.

Le récit de Chimère se déroule dans les années 1980, mais ce pillage des ressources dont il est question fait écho à la crise sociale, économique et écologique actuelle. La réaisatrice Alice Rohrwacher explique : "L’histoire de la contrebande archéologique débute avant les années 1980. Au départ, elle était pratiquée par des étrangers, détachés de la culture italienne, qui venaient piller des tombes étrusques pour vendre leur butin aux musées. Dans les années 1970 et 1980, c’est devenu une pratique populaire, un acte de révolte, qui exprime aussi la perte de foi dans le sacré."

"Cela est concomitant à l’essor de la société de consommation, où la valeur argent a pris la place du sacré et changé la face du monde. Cette situation est équivalente à ce que fait l’humanité, qui se sent le droit de disposer de toutes les ressources naturelles de la Terre. Les tombaroli ont quelque chose d’amusant, ce sont des compagnons, mais ce qu’ils font est terrible, comme l’est le pillage des richesses terrestres. C’est pourquoi je les filme au pied d’une centrale à charbon, en bord de mer où l’on jette toutes sortes de déchets. Que signifie profaner dans un monde déjà profané ?"

La Chimère est un film qui tourne autour de l’archéologie. Alice Rohrwacher voulait donc qu’on y trouve quelque chose de l'ordre de l’histoire du cinéma. D’où l’usage du Super 16, qui est un support agile et narratif ; celui du 35 mm, qui évoque la contemplation et la part picturale que peut offrir le cinéma ; ou celui du 16 mm, qui donne la sensation de voir une écriture manuscrite sur la page d’un livre. "Je voulais jouer avec ces différentes textures, tant que ces pellicules sont accessibles, comme si ce film pouvait aussi en être le témoin", précise la cinéaste.

Alice Rohrwacher éprouve une grande admiration pour Isabella Rossellini. La réalisatrice raconte au sujet du reste du casting de Chimère : "Travailler avec elle fut une fête pour moi. Josh O’Connor, j’ai immédiatement vu Arthur en lui. Je trouve qu’il a le regard d’un ancien sur un corps jeune. Sa manière de toucher les choses, de bouger aussi, raconte une histoire ancienne. Je pense qu’il partage avec Arthur sa nostalgie, qu’il porte une chimère en lui. C’est quelqu’un de très généreux. Il a fait un travail incroyable, sachant qu’il ne parlait pas italien."

"Même chose pour Carol Duarte. Elle a une manière singulière d’être belle. Nous nous sommes rencontrées sur Skype, puisqu’elle vit au Brésil, et j’ai eu tout de suite envie qu’elle interprète Italia. Elle a su lui donner vie. Vincenzo Nemolato est un grand acteur napolitain. J’ai aussi fait jouer des gens du village où nous tournions. Et puis il y a ma sœur Alba Rohrwacher, avec qui c’est toujours un plaisir de travailler, et une nécessité. La lumière particulière qu’elle apporte au film et à ma vie est quelque chose dont je ne peux me passer."