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    Death Stranding : "Je n'ai pas le droit d'abandonner les fans !" - Entretien avec Hideo Kojima

    Le légendaire Game Director Hideo Kojima était de passage à Paris pour faire la promotion de sa nouvelle expérience vidéoludique radicale, "Death Stranding", qui sort ce 8 novembre. Entretien.

    Âgé de 56 ans, Hideo Kojima, largement révéré dans le monde des jeux vidéo, mais pas seulement, a le privilège de faire partie de cette poignée de Game Directors les plus connus au monde, au même titre qu'un Shigeru Miyamoto, le papa de Mario. Kojima, l'auteur et créateur de la fabuleuse saga vidéoludique Metal Gear Solid. L'oeuvre d'une vie d'un homme, qui, en amoureux transi du cinéma qu'il est ("Mon corps est fait à 70% de films" se plaît-il à dire), est au bout du compte parvenu à faire son film interactif sous la forme de jeux vidéo.

    Après être parti avec fracas de la maison Konami, le légendaire Game Director s'est placé sous les auspices de Sony Playstation, en dévoilant dès 2016 un premier Cinematic Trailer de son prochain jeu : Death Stranding. Des toutes premières images aussi cryptiques qu'étranges, mettant en scène un Norman Reedus nu sur une plage jonchée de cadavres d'animaux marins, tandis qu'il donnait l'impression d'avoir "accouché" d'un enfant...

    Ci-dessous, la (très longue !) bande-annonce de lancement du jeu...

    Passé maître depuis longtemps dans l'art de l'utilisation des réseaux sociaux (il compte au passage 2,8 millions de Followers sur Twitter) qu'il utilise toujours avec gourmandise, Kojima-San a depuis régulièrement distillé au compte-gouttes des aperçus de son jeu énigmatique. Un titre qui se pare d'ailleurs d'un casting King Size à même de faire pâlir d'envie nombre de talents de l'industrie hollywoodienne : Norman Reedus donc, mais aussi Guillermo Del Toro, Nicolas Winding Refn, Lindsay Wagner, Léa Seydoux, Mads Mikkelsen, Margaret Qualley... Il faut même y ajouter quelques caméos de guests, comme le réalisateur Jordan Vogt-Roberts, lui qui est justement censé réaliser l'adaptation cinématographique de la licence vidéoludique Metal Gear Solid.

    Peu avant la sortie mondiale de Death Stranding, prévue ce 8 novembre, Hideo Kojima était en tournée européenne pour faire la promotion de son jeu très attendu, avec une étape prévue -heureusement pour nous- à Paris. Un peu plus d'un an après avoir rencontré en exclusivité pour la France le créateur durant le salon de l'E3 à Los Angeles, nous avons eu le plaisir de le retrouver cette année en marge de la Paris Games Week, pour conduire une nouvelle interview en sa compagnie. Une manière pour nous aussi d'achever, en quelque sorte, une interview commencée il y a plus d'un an. Rencontre.

    AlloCiné : Nous sommes à quelques jours maintenant de la sortie mondiale de votre jeu. Dans quel état d'esprit êtes-vous ? Nerveux ? Soulagé ? 

    Hideo Kojima : Les deux, nerveux et soulagé d'avoir pu terminer mon jeu ! Maintenant, il me tarde que les gens puissent enfin y jouer. C'est vraiment un nouvel univers, un jeu très différent de ce que j'ai pu faire auparavant. Je suis très curieux de voir comment il va être reçu et, en ce sens, ca me rend aussi un peu nerveux pour être honnête. Mais par-dessus tout, je suis heureux. Lorsque nous nous sommes vu il y a un an, c'était difficile pour moi de pleinement vous parler du jeu, qui était encore en train de se faire. Je me suis consacré corps et âme à sa création; j'ai tenté de donner le meilleur de moi-même.

    Kojima Productions

    Vous avez à coeur de repousser un peu plus les limites du cadre traditionnel des jeux vidéo, en essayant d'apporter aux joueurs une expérience nouvelle, rarement, voire jamais vue. Ca été difficile de convaincre les personnes travaillant dans l'industrie vidéoludique du bien fondé de votre projet et votre vision ? Et même des personnes au sein de votre propre équipe de développement ?

    Ah oui, absolument. Je n'ai pas toujours été compris, loin s'en faut. Tout comme d'ailleurs ce fut aussi le cas lorsque j'ai créé à l'époque la saga des Metal Gear. De nombreuses personnes dans cette industrie ont vraiment du mal à imaginer une expérience de jeu qu'elles n'ont pas déjà expérimenté auparavant. J'ai donc dû procéder par étape, avec l'aide de prototypes, pour montrer où je souhaitais aller. C'est particulièrement vrai avec les membres de mon équipe.

    Dans le passé, avec vos précédents jeux et leurs ancrages post-futuristes, vous avez d'une certaine manière pratiquement prédit ce que pourrait être une forme de géopolitique du 21e siècle. Est-ce que cet aspect politique est aussi présent dans "Death Stranding" ?

    Oui, mais d'un point de vue métaphorique. En fait, si Death Stranding se déroule dans une sorte de futur, ce qui m'intéresse, c'est le présent, ce qui se passe actuellement dans le monde, à l'heure d'internet, où tout le monde ou presque est connecté, mais en même temps un monde très individualiste. Montrer comment les gens peuvent s'entraider, retisser les liens entre eux. [NDR : d'où le mot « strands » dans le titre, qui renvoie à cette idée de connexions et de liens en psychologie].

    Je crois que les réalisateurs de films sont plus réceptifs à ma démarche artistique. Je ne suis pas sûr que dans l'industrie du jeu vidéo, on me tresse tant que ça des louanges.

    Il y a quelques jours, une nouvelle bande-annonce de votre jeu a été dévoilée. Et j'ai eu la surprise de revoir le nom de Kyle Cooper, le créateur de génériques de films (entre-autre) mondialement connu.

    (Hideo Kojima sourit) J'ai effectivement déjà travaillé avec lui dans le passé. Je l'avais contacté pour le jeu Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty. Mais nous avons aussi travaillé ensemble sur Metal Gear Solid 3, ainsi que Metal gear Solid V : The Phantom Pain. Nous avons donc une longue relation de travail, mais aussi d'amitié depuis le temps. Quand j'ai repris mon indépendance et me suis mis à travailler sur mon nouveau jeu, j'ai connu des périodes difficiles. Il n'a pas hésité une seconde lorsque je l'ai contacté, et m'a d'ailleurs envoyé un Email touchant, me disant que je pouvais toujours compter sur lui et qu'il m'assurait sans faille de son soutien. Je dois dire que son aide est toujours précieuse, parce qu'il sait comment je fonctionne et sens les choses. C'est d'ailleurs lui qui m'a dit un jour : "il faudra que tu rencontres Guillermo Del Toro" ! Kyle avait travaillé sur le générique du premier film américain de Guillermo, Mimic. Et, tout comme Guillermo, c'est un geek absolu; il aime les jeux vidéo.

    Puisqu'on parle du travail de Kyle Cooper, avez-vous un générique de film favori qu'il a créé ?

    Il en a fait tellement... Des centaines, et souvent de purs chefs-d'oeuvre, comme celui de Se7en. Mais je crois que celui que je préfère justement, c'est celui de Mimic !

    Kojima Productions

    En parlant du trailer, Mads Mikkelsen y occupe une bonne place. Ce qui me fait penser au fait que lorsque nous nous sommes vu l'an dernier, nous avions logiquement beaucoup parlé du casting de votre jeu : Léa Seydoux, Norman Reedus, Nicolas Winding Refn, Lindsay Wagner, Guillermo del Toro bien sûr. Tous, sauf Mads Mikkelsen en fait, ainsi que Margaret Qualley ! Comment avez-vous convaincu Mikkelsen de s'impliquer sur ce projet ? Sa présence dans un jeu est quand même d'autant plus étonnante qu'il semble avoir un profil plutôt éloigné de l'univers des jeux vidéo..

    C'est une longue histoire. Je voulais que Mads soit dans mon jeu, car j'adore l'acteur. Comme vous le savez, je connais Nicolas Winding Refn. Je me suis donc adressé à lui en lui disant "Il faut absolument que je rencontre Mads !" Il m'a donné il y a environ 5-6 ans son contact et, à cette époque, il n'était alors pas question du jeu Death Stranding. Je voulais simplement le rencontrer. Je dois dire que nous avons très rapidement accroché. Lorsque je me suis mis à travailler sur mon nouveau jeu, j'ai pensé à lui en créant le personnage de Cliff. La chose amusante, c'est que lorsque j'ai dit à Nicolas que je souhaitais voir Mads dans Death Stranding, il m'a dit : "Mads est bon, mais Keanu Reeves est excellent !" L'ironie, c'est que Keanu Reeves a été engagé par le studio CD Projekt Red pour incarner un personnage dans le jeu Cyberpunk 2077.

    Vous avez un film préféré dans la filmographie de Mads Mikkelsen d'ailleurs ?

    J'adore son personnage dans Pusher 2 ! Mais il est aussi incroyable dans Valhalla Rising. Cela dit, je trouve que son meilleur rôle à ce jour est dans le film La Chasse chez Thomas Vinterberg [NDR : l'acteur sera d'ailleurs récompensé par le Prix d'interprétation masculine au Festival de Cannes en 2012].

    Et pour Margaret Qualley ?

    On a fait passer beaucoup d'auditions pour son personnage, "Mama". Je l'avais repéré dans un film sorti sur Netflix, Death Note, ainsi que dans une publicité pour la marque Kenzo, dans laquelle elle dansait. J'ai été séduit par son expressivité, elle est notamment capable d'exprimer une large palette d'émotions avec les muscles de son visage. A ce moment là, elle n'avait pas encore tourné dans le film de Tarantino, Once Upon a Time... in Hollywood. En 2016, il y a eu une grève très dure menée par le syndicat SAG-AFTRA. [NDR : acronyme de Screen Actors Guild – American Federation of Television and Radio Artists]. Pendant un an, je n'ai pu contacter personne. Du coup, Margaret est arrivée très tard sur le développement du jeu, lorsque nous avons fait les séances de Performance Capture avec elle.

    C'est compliqué de créer des rendus 3D de visages aussi réalistes, sans pour autant tomber dans le piège du syndrôme "Uncanny Valley" ?

    On ne tombe pas dans ce syndrôme, parce qu'on part justement, avec la Performance Capture, de leurs propres visages, de leurs expressions faciales grâce à tous les capteurs qu'ils ont sur leurs visages, de leurs émotions. Ce sont vraiment "eux", en un sens, graphiquement parlant. Quelques fois, le visage n'est évidemment pas totalement similaire, en raison des diverses sources d'éclairage qui peuvent être présentes à l'image, ou en raison de l'objectif utilisé pour les filmer. Mais on ne peut pas dire que cela a posé de gros soucis.

    Kojima Productions

    J'ai vu il y a quelques jours une petite vidéo dans laquelle le réalisateur George Miller s'exprimait à propos de votre nouveau jeu, qu'on lui présentait, en des termes d'ailleurs très élogieux. C'est intéressant qu'il s'exprime là-dessus, sachant que George Miller a toujours été intéressé par les jeux vidéo. Quelles sont vos connections personnelles avec lui ? 

    Ah !... George Miller... (ses yeux s'illuminent) Pour moi, c'est un dieu ! (rires) Kubrick, Hitchcock et Kurosawa, que je vénère, sont hélas décédés, mais pas lui ! Je crois que j'ai dû voir son Mad Max Fury Road 18 fois ! Il est venu une fois au Japon, et nous nous sommes rencontrés. Puis lorsque j'ai eu l'occasion de me rendre en Australie, il y a deux ans, je suis allé à sa rencontre, en emmenant avec moi des rendus visuels de Death Stranding. A ce moment là, nous avions alors déjà préparé un ou deux teasers du jeu que je lui ai montré, tout en lui expliquant aussi certains concepts du jeu. Il m'a alors dit, je m'en souviens très bien : "c'est déjà un succès !" J'ai répondu : "que veux-tu dire par-là ?" - "Et bien cette idée justement tournant autour de la connexion, son aspect Online... D'un point de vue mathématique, physique, logique, psychologique, tout fait sens". Il s'est même mis à me dessiner une sorte de diagramme avec tous ces éléments en considérations, en me lâchant encore un "Ce que tu essaies de faire est la bonne voie. Donc ne t'inquiète pas !" Je dois dire que j'ai été à la fois soulagé et très heureux d'entendre ces mots de sa part. Parce que son jugement compte beaucoup pour moi.

    Pensez-vous que, d'une certaine manière, les réalisateurs de films sont plus réceptifs, comprennent mieux vos intentions artistiques, que certains professionnels issus de l'industrie des jeux vidéo ?

    Je le crois. En tout cas, je ne suis pas sûr que dans l'industrie du jeu vidéo, on me tresse tant que ça des louanges. Toutes les personnes dont nous avons parlé avant, que ce soit Guillermo, Kyle Cooper, Nicolas, George Miller, etc. m'ont beaucoup aidé, et étaient aussi très réceptives quant à ce que j'essayais de faire. Et il se trouve qu'elles travaillent dans l'industrie du cinéma.

    Pendant pas mal d'années, il y a eu une sorte de mépris affiché par les talents hollywoodiens - j'entends par là les acteurs et actrices- à l'égard des jeux vidéo, parce que ce n'était pas assez valorisant pour eux. Même si, bien entendu, il y a eu des contre-exemples, à l'image de ce qu'a pu faire le studio Quantic Dream. Quel est votre sentiment là-dessus ?

    J'espère que mon jeu pourra contribuer à changer cette vision. Je pense que l'industrie du cinéma et celle des jeux vidéo se rapprochent de plus en plus ou, en tout cas, une certaine forme de jeux vidéo. Ce n'est pas qu'une question de process créatif; je pense qu'à terme, il n'y aura qu'une seule plateforme qui sera capable de tout regrouper, que ce soit les séries TV, les films et les jeux vidéo... Peut-être que ca sera Netflix, Hulu, Amazon... Je ne sais pas. En revanche, que ce soient les réalisateurs, les acteurs, créateurs de jeux... On va tous dans la même direction, on tente de créer quelque chose de nouveau. Un dernier exemple en date, c'est Keanu Reeves dans le jeu Cyberpunk 2077; une expérience totalement nouvelle pour lui. Pour moi, un acteur devrait être capable de faire le plus naturellement du monde cette navette entre les deux domaines, tout comme il me semble être naturel qu'un studio de développement cherche à travailler avec des acteurs.

    Kojima Productions

    Que pensez-vous de l'approche épisodique de certains jeux vidéo ? Est-ce que cela vous intéresse, d'un point de vue narratif ?

    Ce n'est pas quelque chose que j'ai expérimenté concernant Death Stranding, même si chaque personnage a finalement sa propre histoire, et qu'une trame de fond est présente en arrière-plan et tient l'ensemble, se révélant petit à petit. J'ai pensé l'histoire comme un tout, non fragmenté. Il faudra beaucoup de temps aux personnes jouant au titre pour aller au bout de l'aventure.

    Cela fait désormais plus de 30 ans que vous travaillez dans l'industrie des jeux vidéo. Avec le recul, quel est ou quelles sont la / les chose(s) dont vous êtes le plus fier ?

    Ah oui, ca fait déjà si longtemps ! Je crois que ma plus grande fierté, c'est d'avoir pu créer et exprimer les choses que j'avais envie d'évoquer grâce aux jeux vidéo. J'ai commencé en créant des jeux de niche comparé au reste des productions. Je n'étais pas du tout connu en dehors du Japon. Lorsque la Playstation est sortie, j'ai créé le jeu Metal Gear Solid. Honnêtement, je ne pensais pas qu'il se vendrait bien. Je ne voulais pas me préoccuper de questions concernant les utilisateurs, concernant le marketing, toutes ces choses... La seule chose qui m'importait, un peu de manière égoïste, c'était de parvenir à créer ce que je voulais. Contre toute attente, le jeu a été un énorme succès, je crois qu'il s'est vendu à 6 ou 7 millions, mais je ne mesurais pas encore à quel point il m'avait fait connaître en dehors du Japon. Lorsque je suis venu au salon de l'E3 en 2000 pour faire une présentation de Metal Gear Solid 2, ca été un véritable choc pour moi, avec l'accueil du public. Et ca été un tournant. Les fans attendaient désormais avec impatience mes jeux, et je ne pouvais pas les décevoir. Il fallait que je réponde à cette attente.

    C'est une question que je me pose toujours, tout comme il m'importe, à chaque fois, de toujours donner le meilleur de moi-même. Je travaille certainement beaucoup trop. Peut-être que je devrais prendre ma retraite ? Mais la passion des fans est un puissant carburant. J'ai encore reçu tout récemment de nombreuses lettres et messages, d'enfants hospitalisés par exemple; même de personnes suicidaires, m'expliquant qu'elles trouvent un échappatoire en jouant à mes jeux. Des mots vraiment touchants. Je n'ai pas le droit d'abandonner. Je veux continuer à faire quelque chose pour toutes ces personnes. Pour toutes ces raisons, Metal Gear Solid a ainsi marqué un avant et un après pour moi.

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