Le 26 mai 1993, le réalisateur Joel Schumacher nous offrait une oeuvre marquante, dotée d'une réflexion acerbe sur la société américaine : Chute Libre. Sorte de Taxi Driver modernisé sous adrénaline, il met en scène Michael Douglas dans le rôle d'un homme meurtri qui va partir en croisade dans les rues de Los Angeles.
Ce personnage, William Foster, est un Américain que rien ne distingue d'un autre ; il patiente interminablement dans l'habitacle de sa voiture individuelle, immatriculée "D-Fens", coincée dans un énorme embouteillage à L.A. Il fait une chaleur torride. Une mouche bourdonne. L'homme comprend qu'il accumule un retard tel qu'il n'arrivera pas à temps pour l'anniversaire de sa fille.
Pris de fureur, il quitte sa voiture et tente de faire le chemin à pied. Il ne tolère aucun obstacle. Il dévaste une épicerie, se bat avec des voyous, met la main sur un arsenal, mitraille à tous vents et ne laisse pas une cloison debout d'un fast-food. L'inspecteur Prendergast le prend en chasse. Chute Libre est une illustration au montage parfaitement maitrisé des contradictions et des violences tapies au coeur de notre civilisation.

Un homme en guerre contre la société
Injustement oublié, ce chef-d'oeuvre des années 90 mérite vraiment le coup d'oeil, si vous ne l'avez jamais vu. Au-delà de la performance sous tension d'un Michael Douglas au sommet de son art, le reste du casting n'est pas en reste. Robert Duvall excelle dans le costume d'un inspecteur intègre sur le point de prendre sa retraite.
Barbara Hershey est également poignante dans le rôle de l'ex femme de William Foster, tentant de fuir un homme qui a totalement "pété les plombs". Joel Schumacher tisse une oeuvre viscérale, explorant la psyché d'un personnage qui s'affranchit des carcans et des diktats d'une société qui enferme et écrase les hommes lambdas.
Le cinéaste sublime le scénario écrit par Ebbe Roe Smith en instaurant un climat extrêmement anxiogène, le tout sous le soleil de plomb d'un été californien étouffant. Le récit nous entraîne inexorablement dans une descente aux enfers à travers l'errance de son personnage principal ; l'oeuvre ausculte avec une acuité avant-gardiste la colère sourde des hommes de notre époque, victimes de la désintégration de leur vie personnelle (divorce, chômage, isolement).
Une Amérique malade de sa violence
Michael Douglas interprète la rage contenue de William Foster avec un tel brio, qu'il en devient aussi fascinant que terrifiant. Quand il fait exploser toute sa colère et ses frustrations, on ne peut que s'interroger sur notre propre rapport à la violence. Le comédien offre une des performances les plus intenses de sa carrière. Il incarne avec justesse la banalité de la violence, sans jamais sombrer dans la caricature. Il joue un homme à la fois dangereux et pathétique.
À l'époque, de nombreux spectateurs se sont identifiés à cette colère sourde, même s’ils ne l’approuvaient pas. Le film devient une sorte de miroir déformant de la colère des personnes de la classe moyenne face à la mondialisation, aux changements culturels et surtout, à l’échec du rêve américain.
En ce sens, si Chute Libre est aussi marquant, c'est également grâce à son refus de clairement faire de Foster un héros ou un monstre. Il est parfois compréhensible (quand il dénonce des prix abusifs ou la bureaucratie), parfois effrayant (quand sa violence devient incontrôlable ou xénophobe). Cela rend le spectateur mal à l’aise : on rit, puis on culpabilise.
C'est ainsi que le spectateur parvient à sortir de sa zone de confort et à s'interroger sur lui-même. Et pour cela, il doit compatir avec le protagoniste du film. Chute Libre nous pousse à nous interroger sur nos propres limites : jusqu’où pourrait-on aller si on perdait tout ? Est-ce que la société fabrique ce genre d’hommes ?

Un récit toujours actuel
Par ailleurs, l'histoire traverse plusieurs quartiers de Los Angeles et confronte Foster à des immigrés, des commerçants, des sans-abri, des gangs… À travers lui, c’est toute la complexité de l’Amérique urbaine qui est mise en scène. On y ressent les tensions raciales, les conflits économiques, la désintégration sociale, la solitude, la montée de la peur.
Plus de 30 ans après sa sortie, Chute libre reste pertinent, peut-être même plus qu’à l’époque. Les thèmes de l’aliénation, du ressentiment, de la fracture sociale, de la radicalisation silencieuse... résonnent fortement dans le contexte actuel. Le récit agit comme une radiographie d’un mal-être collectif, à travers l’histoire personnelle d’un homme en crise. Il dérange, interroge, et ne donne pas de réponses faciles.
Depuis, la pop culture s'est emparé des séquences mémorables du film, comme celle du fast-food. Cette scène cristallise à elle seule les thèmes centraux : l’absurdité du système, la frustration personnelle, la violence contenue, et le sentiment d'injustice. Elle met en exergue l’absurdité bureaucratique et la déshumanisation, le tout engoncé dans la rigidité des règles d'une société consumériste.
Le rappeur Disiz la peste en fera une parodie dans le célèbre clip de sa chanson intitulé "J'pète les plombs", énorme succès lors de sa sortie en 2000. L'artiste s'est mis en scène, habillé comme Michael Douglas dans Chute Libre, rejouant à sa manière certaines séquences culte du long-métrage de Joel Schumacher.
Quoi qu'il en soit, Chute Libre reste une oeuvre fabuleuse et pertinente, qu'il est très intéressant de revoir avec les lunettes de notre époque. Il n'est pas disponible sur une plateforme, malheureusement, mais vous pouvez vous le procurer en Blu-ray, DVD ou VOD.