"C'est une période qui m'intéresse énormément car... j'ai bien connu le temps de l'Occupation qui est le temps de tous les courages et de toutes les lâchetés. C'est une période très importante à cause de cela". C'était la réflexion de Claude-Autant Lara, qui fut un des grands cinéastes français des années 1940-1960, dans un entretien accordé aux Cahiers de la cinémathèque, en 1978.
Si son oeuvre est inégale et comporte une inévitable part de déchet, on lui doit quelques chefs-d'oeuvres, dont son film qui reste le plus connu : La Traversée de Paris, sorti en 1956.
Adapté de l'oeuvre de Marcel Aymé, La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara (qui signera un autre film sur le même thème avec l'injustement méconnu Les Patates en 1969) dresse un portrait acerbe de français prêt à tout pour trouver de quoi subsister, tandis que d'autres s'enrichissent en vendant à prix d'or les denrées alimentaires sur le marché noir. On les connaîtra plus tard sous l'appellation péjorative de B.O.F., acronyme de "Beurre Oeuf Fromage", parce c'est ce qui était le plus demandé.
Cet extraordinaire film, cruelle radiographie d'une France qui survit sous l'Occupation, est porté à bout de bras par un duo d'anthologie, Bourvil et Jean Gabin, auquel on adjoindra volontiers, quoique dans une moindre mesure, la (finalement courte) prestation de Louis de Funès, qui végétait alors depuis un bon moment dans quantité de films négligeables sans réellement percer, alors qu'il venait de dépasser les 40 ans.
"Reste derrière, que je ne te voie pas !"
Contrairement à de Funès, Jean Gabin n'a jamais travaillé avec Bourvil. L'entente entre les deux est pourtant au beau fixe. Selon André Brunelin, biographe de Gabin, "l'acteur était fasciné par la manière qu'avait Bourvil d'aborder certaines scènes : un peu à la façon de certains comédiens japonais, il "s'échauffait" auparavant en faisant certains exercices physiques et respiratoires qui l'amenaient à une sorte de transe".*(1)

La relation entre Gabin et Autant-Lara est nettement plus crispée... L'acteur supporte mal "le caractère irascible, et surtout les manies de Autant-Lara" raconte Brunelin. "Celui-ci avait en effet l'habitude de se placer au pied de la caméra juste devant le comédien en train de jouer sa scène et de marmonner, en même temps que lui, le dialogue, tout en mimant en même temps ses expressions. C'était une attitude qui irritait Jean au plus haut point. A tel point qu'un jour, Jean arrive sur le plateau avec un paravent, en disant à Autant-Lara : "reste derrière, que je ne te voie pas !"
"Là-dessus, un Gabin est particulièrement odieux"
Le cinéaste se "vengera" de cette vexation des années plus tard, en 1973, en lâchant ces commentaires peu amènes concernant Gabin...
"Gabin, c'est un acteur moyen, au fond. Il ne se déplace jamais. Faut l'habiller sur mesure, sinon... Ce n'est pas un acteur, c'est une personnalité, et c'est autre chose [...] Et puis, Gabin, il défend trop son fonds de commerce, il veut que ca dure le business; de là ses médiocres films; il ne lui faut pas des metteurs en scène, il lui faut des domestiques, qui abondent dans le sens de la continuité à tout prix de son petit fricot personnel. Je n'étais pas de la race des réalisateurs qu'il lui fallait. J'étais trop "dangereux" pour lui, moralement.
Ca pouvait à la longue, lui faire du tort : il m'a, prudemment, lâché [...] Un grand acteur vedette a, dans la structure capitaliste actuelle, SES intérêts à ménager. Il veut que cela dure, le plus longtemps possible... Le film ? Oui, ça l'intéresse- mais ce qui l'intéresse plus encore, c'est LUI dans le film. Là-dessus, un Gabin est particulièrement odieux".
*(1) toutes les citations sont extraites du mook trimestriel Schnock n°49 consacré à Bourvil.