Mon compte
    "Oslo, 31 août : rencontre avec Joachim Trier

    A l'occasion de la sortie en salles d'"Oslo, 31 août", remarqué à Cannes en mai 2011, Allociné a rencontré le réalisateur norvégien Joachim Trier.

    AlloCiné : Vous avez appelé votre film "Oslo, 31 aout" en référence à la fin de l’été et des beaux jours. Peut-on aussi interpréter cela comme la métaphore de la fin de la jeunesse et du passage à l’âge adulte ?

    Joachim Trier : Oui. Je pense qu’Anders est quelqu’un qui a fui ses responsabilités et ses problèmes d’adulte, et d’une certaine manière, tout cela le rattrape. Mais sans doute voit-il dans le fait de devenir comme tout le monde un manque d’intégrité.

    Anders Danielsen Lie dans "Oslo, 31 août"

    Justement, alors que la plupart des personnages ont l’air d’adultes, Anders conserve la panoplie du jeune (jean, blouson, basket). Etait-ce une volonté de votre part de mettre en place ce clivage entre lui et les autres?

    Oui, mais il s’agit plutôt là d’un mélange, d’ailleurs, beaucoup d’autres personnages autour de lui affichent le même style. Selon moi, Anders est un « hispter », une sorte de « dandy », donc en un certain sens, son look fait partie intégrante de sa culture. Il n’est pas infantile, mais il aime porter les signes de ralliement qui le ramènent à sa jeunesse. Il y a quelques années, j’ai moi-même acheté la première paire de baskets qu’a portée Michael Jordan ! Je pense qu’on peut y voir une forme de nostalgie, mais d’un autre côté, je tenais absolument à ce que mon film soit contemporain, s’inscrive dans la modernité, c’est pourquoi j’ai voulu montrer le monde de la nuit et des "clubbeurs". Je ne tiens pas à faire de critique sociale, mais mon film recèle tout de même une part de réprobation face à ce que je montre de la jeunesse norvégienne, et paradoxalement, j’avais envie d’entraîner les spectateurs dans ce voyage nocturne, dans ces boîtes de nuit, ces bars, ces soirées. Je me dois d’être honnête quant à l’ambivalence de mon film : j’aime le monde moderne, ce qui ne m’empêche pas d’en critiquer certains travers !

    Mais, plus qu’une simple nostalgie enfantine, ne peut-on pas dire, en certain sens, que votre personnage principal refuse de grandir et de se soumettre à la banalité du quotidien et préfère mourir pour parachever une quête d’absolu illusoire ?

    Si, bien sûr. Je pense qu’Anders a en lui ce que j’appelle une « intégrité autodestructrice ». Il se bat contre lui-même, il trouve son être non-évolutif, mais je pense que pour survivre, il devrait apprendre à rire de lui-même, et faire des compromis. La vie exige des compromis, c’est la triste vérité ! Parfois, dans un groupe d’amis par exemple, vous admirez certaines personnes qui restent fidèles à leurs idéaux, qui s’accrochent avec force et intelligence à leurs convictions, mais si ils n’évoluent pas avec l’âge, ils peuvent rester coincés dans cet état d’esprit et orienter toute leur amertume et leurs désillusions à leur propre encontre. Anders Danielsen Lie est un acteur qui possède de nombreux talents : il est musicien, médecin, comédien, il sait tout faire ! Et, pour aborder son rôle, je lui ai donné les directives suivantes : « Tu dois imaginer que tu as toutes ces capacités en toi, mais que tu n’es parvenu à en accomplir aucune, et que toute cette quête de perfection se retourne peu à peu contre toi ». Ce que j’essaye d’explorer et d’approfondir dans mon film, c’est justement cette force incroyable d’autodestruction.

    Ingrid Olava dans "Oslo, 31 août"

    Dans votre premier film, "Nouvelle Donne", les deux protagonistes sont animés par le désir d’écrire, et ici, avec "Oslo 31 aout", on apprend qu’Anders écrivait des articles journalistiques et que son ami, Thomas, écrit des textes en rapport à son métier de chercheur. On remarque également que vos personnages citent Proust, Schopenhauer… Vous semblez entretenir un rapport assez étroit avec la littérature...

    Je pense en effet que la littérature occupe une place importante dans mon travail. Pourtant, je ne viens pas d’un milieu universitaire, ma famille était plutôt cinéphile, mais j’aime les livres. Loin de moi l’idée de devenir écrivain, je ne me considère pas assez doué pour écrire ! Mais je pense que les écrivains sont des gens très clairs et précis. Je connais beaucoup de personnes qui possèdent ces qualités, et je pense que le drame intime de mes protagonistes, ainsi que leurs problèmes, résident dans le fait qu’ils s’expriment de façon plus ou moins codée. Leurs relations, bien qu’amicales, sont basées sur un rapport de force qui les poussent à se tester mutuellement, à convoquer des références pour s’impressionner les uns les autres. Personnellement, en tant que cinéaste, mon but n’est pas de réinvestir ces références pour frimer, mais mes personnages, eux, le font. Donc je pense que mon cinéma s’attache davantage à la description d’un milieu.

    En parlant de littérature, on remarque que votre mise en scène réinvestit de façon moderne la règle des trois unités des tragédies antiques (unité d’action : l’intrigue s’attache à suivre le personnage dans sa quête de réinsertion / unité de lieu : Oslo / unité de temps : 24 heures, le 31 aout). Etait-ce un moyen pour vous d’insister sur l’idée de la fatalité qui s’abat sur votre personnage, que l’on peut considérer comme « maudit » à cause de sa trop grande lucidité ?

    En un mot, j’ai juste envie de répondre : oui ! (rires). Plus sérieusement, je pense qu’il y a quelque chose de très intemporel et classique dans mon film, qui peut se lire comme un conte. On peut dire qu’il s’agit d’une tragédie existentialiste, en un sens, et je pense que, exactement comme dans les tragédies antiques, la catharsis s’opère auprès du public, et non pas auprès du personnage. J’estime également qu’il s’établit une forme de sensualité dans le fait d’être le témoin direct d’un phénomène d’autodestruction comme celui auquel est en proie Anders : c’est assez fascinant et mystérieux. En même temps cela me donne une responsabilité, et j’ai parfois l’impression d’avoir à contrer cette fascination, raison pour laquelle il était pour moi primordial d’ancrer mon film dans une réalité tangible, afin que les spectateurs puissent en partie s’identifier à mon personnage et reconnaître dans mon récit un fragment de leur propre vie. Et je pense que la ville d’Oslo est un facteur de réalité important dans cette histoire. J’ai essayé de faire en sorte que les rues soient expressives, avec la lumière qui inonde les bâtiments, par exemple, en essayant d’en faire ressortir une certaine beauté, car si mon film s’était résumé à une simple tragédie un peu grise, cela aurait eu moins d’impact. Selon moi, c’est le contraste qui émane de l’opposition entre la beauté des lieux et la tristesse du protagoniste qui confère cet aspect dramatique au film.

    Joachim Trier

    Pour rester dans le thème de la dramaturgie, avec la présence récurrente des rideaux et la notion d’entrée et de sortie de scène par le motif de la porte, peut-on dire que vous instaurez une certaine théâtralité ?

    Vous savez, j’ai longuement réfléchi à l’ouverture mon film, j’ai voulu que mon personnage ouvre les rideaux et que cela donne l’impression d’un tableau, figé, suspendu dans le temps. Je pense parfois qu’Anders est un fantôme qui traverse la ville, et, vers la fin, le temps le rattrape et il se met alors à couler, à s’enfoncer…

    En parlant de fantôme, on remarque que votre personnage principal, au premier plan, apparaît flou à plusieurs reprises alors que le reste de l’image est net. Etait-ce pour vous un moyen de montrer sa disparition progressive du monde, la métaphore de sa désintégration, comme avec le motif de la fumée qui vient obstruer la caméra ?

    Je ne pense pas que les images doivent être interprétées comme des métaphores, je trouve qu’elles doivent pouvoir s’appréhender sur plusieurs niveaux de lecture. Sinon, il ne s’agit pas de vraies images de cinéma. Je pense que mon film évoque le sentiment d’exclusion, de rejet, le fait de ne pas se sentir à sa place, et j’estime que cette sensation peut être retranscrite à l’écran, mais en premier lieu sous forme d’impression. A partir du moment où une image devient un symbole, elle meurt ! Pour moi, une image doit être le siège d’une expérience sensible avant tout, au même titre qu’un mouvement de caméra, où bien un changement de focale. Je me penche sur la manière dont les choses apparaissent et disparaissent de l’image, mais de façon naturelle. Je m’efforce de trouver des situations où rien n’est construit, rien n’est prémédité, de sorte que la sensation fasse irruption spontanément, et crée une sorte d’illusion.

    A ce propos, concernant la question du naturel, votre acteur, Anders Danielsen Lie, n’est pas un comédien professionnel. Comment le dirigez-vous ? J’ai cru comprendre que la notion de vraisemblance vous importait beaucoup. Laissez-vous place à l’improvisation pour rendre l’action plus naturelle, justement ?

    Je travaille différemment selon mes acteurs, je n’ai pas de méthode à proprement parler, mais la plupart du temps, mes dialogues sont toujours écrits. Parfois, lorsque mes comédiens maîtrisent vraiment bien la scène qu’ils doivent jouer, il m’arrive de dire « Faisons ce que j’appelle une prise jazz ». J’incite alors mes acteurs à s’éloigner un peu du texte. C’est là que ça devient intéressant : la structure de base reste inchangée, mais les interprètes peuvent s’adonner à un peu d’improvisation, comme dans un orchestre de jazz ! Il arrive ainsi que de belles surprises se produisent, un heureux accident. Mais je ne crois pas à l’improvisation pure. Je pense que le procédé s’est généralisé et a de ce fait perdu de son originalité. C’est un leurre de penser que plus une scène est improvisée, plus elle est vraisemblable. D’après mon expérience, c’est même le contraire. En cours de route, vous pouvez vous égarer et laisser les choses se faire, mais je trouve qu’il est impératif d’avoir une trame solide et de savoir vers où l’on veut aller.

    La bande-annonce

    Oslo, 31 août

    Au niveau cinématographique, vos influences sont essentiellement les cinéastes et les films des années 60, très marqués “Nouvelle Vague”, mais n’avez-vous pas d’influences plus modernes ? Quels sont les cinéastes que vous aimez aujourd’hui ?

    Tout le monde me dit ça ! (rires) En réalité, j’aime tous les films ! Je pense qu’il y a beaucoup de cinéastes talentueux aujourd’hui. Par exemple, en France, actuellement, je trouve que Claire Denis, Arnaud Desplechin et Jacques Audiard son très intéressants. Ils sont très différents, mais ils possèdent chacun un sens aigu de la mise en scène, ce que j’admire énormément. Je pense également que Terrence Malick est fascinant. Comme lui, j’aime filmer le monde, le vent dans les arbres… Si vous prenez un film d’Alain Resnais comme Hiroshima mon amour, par exemple, tout l’intérêt ne réside pas dans le fait que le film soit ancien, bien au contraire : le film est intéressant justement parce qu’il est si nouveau ! C’est une œuvre qui esquisse la promesse d’un nouveau cinéma, même si personne n’a continué sur cette lancée… Je ne me tourne pas vers le passé par simple nostalgie, car je trouve cela dangereux, mais je pense que le cinéma de cette période renferme des trésors pour les futurs cinéastes, et peut être perçu comme une grande source d’inspiration. Peut-être que le cinéma d’aujourd’hui n’est pas le plus moderne qui soit. Certains films sont paresseux. Il suffit que vous ayez un script plus ou moins bon : vous filmez par exemple des scènes de dialogues en gros plans, avec une alternance de champs/ contre-champs, vous montez le tout, et vous obtenez un film ! Ca ne confère pas une portée extraordinaire aux images, ça n’incite pas le public à ressentir quoique ce soit. Or selon moi, un cinéaste se doit d’enrayer la machine, d’être le grain de sable qui vient bloquer le mécanisme de cette roue et s’évertuer à essayer quelque chose de nouveau, d’original, de surprendre le public dans le bon sens du terme.

    En parlant de cinéma, votre film est adapté d’un roman de Drieu la Rochelle, Feu Follet, que Louis Malle avait déjà porté à l’écran. Aviez-vous le film ?

    Bien sûr. J’ai vu le film il y a très longtemps, avant même d’avoir lu le livre. A l’époque, je n’avais pas prévu d’en faire une transposition moderne. Lorsque j’ai commencé à développer cette idée, puis à faire mon film, je n’ai pas voulu revoir ce qu’avait fait Louis Malle, car Le Feu follet est une œuvre de génie, ça aurait été trop décourageant (rires).

    Maurice Ronet dans "Le Feu follet" de Louis Malle

    spoiler: La scène finale est assez forte : on voit défiler tous les lieux que le personnage a arpentés, mais à l’inverse de son parcours, comme un retour en arrière qui nous ramène au point de départ. Comment interpréter cela ? spoiler:

    Je ne souhaite pas orienter le public vers des pistes d’interprétation quelconques, car c’est aux spectateurs d’en découdre ! Mais je pense que j’ai tenté d’explorer une thématique. Au cours de notre vie, on partage collectivement les espaces, les endroits où nous allons, et paradoxalement, on en fait chacun l’expérience de manière très différente, très singulièrement. Et c’est assez triste de ne pas savoir comment partager un moment de vie avec quelqu’un. J’ai parlé à un Américain qui m’a dit qu’étrangement, mon film lui rappelait La Vie est belle de Capra. Au départ, j’ai été interloqué, mais finalement, le rapprochement n’est pas stupide ! Ce film raconte la vie d’un homme désabusé, qui estime avoir raté sa vie, et qui est persuadé que sa présence sur terre ne fait aucune différence, jusqu’au moment où un ange lui montre ce que serait devenu sa ville si il n’était pas là, comme pour lui dire qu’il compte, que sa vie a de la valeur aux yeux des autres. C’est aussi cette tristesse que j’ai voulu explorer dans mon film, l’idée que l’on puisse penser que notre vie ne compte pas. Concernant le thème de mon film, l’addiction se retrouve dans bien des domaines. L’héroïne en fait partie, mais on pourrait également citer les troubles du comportement alimentaire, l’alcoolisme, le jeu, etc... Mais ce qui m’intéresse, c’est de dépasser les simples faits pour me pencher sur le problème sous-jacent qui en résulte, à savoir le fait de s’éviter, soi et les autres, de ne pas se connecter avec le monde, et comment tout cela affecte l’entourage. Pourquoi certaines personnes ne sont pas heureuses ? Comment se peut-il que quelqu’un comme Anders ait donné une telle direction à sa vie, et se soit perdu ? Tout cela reste un mystère pour moi, j’ai connu des gens comme cela, et ça m'effraie.

    Pour revenir à des considérations plus générales, vous êtes un cinéaste norvégien, pouvez-vous nous parlez de l’industrie cinématographique de votre pays ? Est-ce facile de trouver des financements ?

    Oui et non. Ca n’a pas été très dur pour moi de faire ce film car je jouissais du succès de mon précédent, Nouvelle donne, qui avait été bien reçu par la critique et le public. Mais je ne pourrai jamais faire de gros projets, comme des films Hollywoodiens par exemple ! Mais je pense que j’ai pu faire un film créatif et de façon très libre, ce dont je suis satisfait. En Norvège, il existe des subventions gouvernementales pour les jeunes cinéastes, et en Scandinavie plus généralement, nous avons notre propre système de financement, qui soutient les jeunes talents, ce que je trouve très bien.

    Anders Danielsen Lie et Espen Klouman Høiner dans "Nouvelle donne"

    Au mois de mai dernier, vous êtes allé à Cannes. Que retenez-vous de cette expérience ?

    C’était vraiment extraordinaire. Je suis un grand cinéphile, et de pouvoir aller dans le palais des festivals, assister en avant-première à la projection du dernier film de Terrence Malick, tout cela était vraiment fascinant. Le paradoxe et la beauté de Cannes réside dans le fait qu’il faille s’habiller de manière très chic, presque guindée, tandis qu’une fois passées les portes des salles de projections, tout peut arriver, c’est très radical et original, donc si il y a bien un endroit au monde pour lequel j’accepte de mettre un beau costume, c’est Cannes ! Je respecte beaucoup ce festival. Je suis aussi allé à Toronto, à Sundance, et nous avons également reçu un prix à Angers il y a quelques semaines, c’était très agréable. Aujourd’hui, mon film sort en salles dans plusieurs pays, et je trouve cela très important, que le public puisse voir mon film. Certains n’existent que dans les festivals, mais je pense qu’il est primordial qu’un objet cinématographique puisse aussi bénéficier d’une sortie sur les écrans en bonne et due forme. C’est fondamental pour moi. Je fais des films pour communiquer, j’aime que les gens voient mon film. C’est un peu comme un groupe de rock vous savez, on aime avoir des « fans » ! (rires).

    Propos recueillis à Paris le 21 février 2012 par Marushka Odabackian

    FBwhatsapp facebook Tweet
    Commentaires
    Back to Top