Très bon film de Béla Tarr, ultime oeuvre de son auteur selon son auteur. Film difficile et simple, éprouvant aux frontières de l'ennui, ironique et grave, Le cheval de Turin a d'abord l'énorme mérite de proposer autre chose - une autre image, un autre temps, une autre narration, une autre couleur, une autre pensée ou un autre sentiment, un autre cinéma en somme, aux antipodes de la médiocre consensualité, frénétique et bête, du cinéma actuel (qu'on pense à la reconnaissance faite au dernier d'Hazanavicius, loué pour sa prise de risque et son culot, et pourtant composé, certes avec habileté, comme le sont tous ses concurrents actuels - mais on ne félicite la différence que parce qu'elle n'est pas si lointaine, c'est entendu). Le film de Béla Tarr laisse cette zone d'incertitude et d'incompréhension propre à toutes les oeuvres consistantes, à mi-chemin entre l'admiration muette et la gêne : quelque chose s'est passé là, devant les yeux, qui demande arrêt, suspension, retour. Abasourdi par la longueur, la pesanteur, la beauté de cette oeuvre circulaire, on est mystérieusement appelé à revenir sur Le Cheval de Turin après l'avoir découvert ; une histoire quasi obsessionnelle de cycles et de grandes plages de temps, qui inquiètent et découragent en s'abattant comme des vagues : Tarr a proposé, pendant près de 2h30, un rythme ternaire, une sorte de roue, que l'on s'évertue, quelques temps encore après que l'image se soit tue, à suivre du regard, comme si une étincelle de sens devait jaillir d'un mouvement perpétuel, d'un cercle roulant sur lui-même. Par là, Tarr s'interroge sur l'oeuvre d'art et son origine, en dévoilant cette question insistante, tortueuse, séduisante : comment diable le nouveau, l'autre (être mais surtout devoir-être), peuvent-ils naître du même ?
Parce que le sens, vaporeux et invincible comme le vent dans le film, échappe en partie [...] Un accent fataliste, évident, se dessine : acceptation par les personnages d'une lutte avec leurs terribles conditions d'existence, l'air résigné. Un accent pessimiste : la tempête gueule et frappe de plus en plus violemment, la fin du monde approche, le cheval refuse de porter, de manger, de bouger, et bientôt la fille l'imitera et puis le père. Et puis, surtout, un accent nihiliste : pas d'ailleurs, pas d'horizon (refus de suivre les tziganes en Amérique, ce Nouveau monde aux espoirs de richesse (ou riche d'espoirs, c'est selon) : nihilisme post-communiste demandant quelle autre voie peut surgir, contre-balancer le capitalisme archi-dominant ?). La dernière oeuvre de Tarr ne semble offrir aucune issue : l'action est tuée, étouffée à la racine, parce que manque le pourquoi, la raison, quelque chose. Nihilisme au sens où plus aucune valeur ni aucune norme ne peuvent plus guider l'homme, au sens où transcendance et immanence achoppent (lecture religieuse hachée, inféconde d'une part, et puits à sec, absence de ressources, stérilité de la nature d'autre part), au sens où l'homme tourne en rond. [...]
Plusieurs tentations viennent tutoyer, chatouiller un esprit naturellement interprétant : premièrement une tentation métaphysique, sur la fin du monde, l'"acosmisme" et son rapport à l'homme sous la forme de la mort : peur, acceptation, divertissement, résignation, immobilisme... Deuxièmement une tentation politique faisant de ce couple voué à la détresse du cycle l'image de toute famille moderne, soumise au temps et aux rituels, organisés autour des besoins primaires, sans pensée, sans vitalité, sans souffle (alors que dehors, ou le dehors, ça souffle, parbleu). Troisièmement, tentation de nietzschéiser (ou philosopher, mais enfin, les deux termes s'équivalent...) le film, avec les thèmes abordés ou suggérés suivants : cheval de Turin et début de la folie, nihilisme donc, dernier homme, histoire de l'humanité en termes d'esclaves et de nobles et d'apparition de la raison, prophétisme, éternel retour of course. Le mérite de Béla Tarr, ici, c'est de ne pas accréditer une ou les trois tentations : il veut son film optimiste, porté à l'action, et non philosophique [...]
On comprendra aisément la rétivité de tant de spectateurs à un tel projet (c'est que précisément, quelque chose nous est projeté à la face, un défi, une épreuve), habitués à une intrigue ficelée dans des plans rapides et efficaces. Mais Le cheval de Turin, on l'aura compris, permet, pour un temps que certains estimeront exagérément grand voire invivable, de goûter, de découvrir et d'explorer un espace et un temps qui fissurent nos convenances artistiques. [...] Du cinéma, quoi... 16/20 (si la conscience du fait que l'ennui est volontaire pouvait supprimer l'ennui, la note serait plus haute).
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