Avant même qu’«A bout de souffle» n’ait le privilège de sortir en salle (et de rencontrer le succès qu’il aura), Jean-Luc Godard entame le tournage de «Le Petit Soldat» (France, 1960). La musique grave de Maurice Leroux se substitue à la musique jazzy de Martial Solal, vêtant le cinéma de Godard d’une peau, moins allègre, plus sombre. La lumière qui se dégage des plans, accomplie par le même Raoul Coutard, délaisse les rayons laiteux d’«A bout de souffle» pour couvrir le monde d’un drap noir. Tout le film porte le deuil d’une mort à venir. Un jeune homme français des années 60, ni vraiment de droite ni vraiment de gauche mais plutôt totalement indécis, s’engage pour l’OAS. Il est missionné pour le meurtre d’un agent favorable à l’indépendance de l’Algérie. Par manque d’idéal et de conviction, par lassitude surtout, il fuit et se refuse à commettre ce meurtre. Le film, censuré jusqu’en 1963, a été dénigré par les deux bords politiques pour de fausses raisons. Si Bruno (Michel Subor) ne prend pas partie, c’est parce qu’il ressemble à cette jeunesse nouvelle et vague qui compose la société française des années 60, une jeunesse plus concernée par la libération qui s’amorce en elle que par des dogmes qui la contraignent. Godard est critique envers son personnage, il lui ôte tout pour lui faire apprendre à «ne pas être amer». Anti-héros las et couard, comme chez Céline ou Dostoïevski, Bruno Forestier emprunte beaucoup à Godard (à Paul Gégauff aussi, dit-on). Son goût pour la provocation, les détournements et la dandysme, tout droit issu de Godard, en fait un personnage engagé dans la personne de son auteur. Godard dresse un portrait pertinent de la France en pleine guerre d’Algérie. Avec moins de génie que Resnais lorsqu’il réalise l’année suivante «Muriel ou Le temps d’un retour», Godard réalise une œuvre qui regarde la société dans laquelle elle se produit. «A bout de souffle» était déjà, dans son corps, une œuvre politique, «Le Petit soldat» le montre plus.