"Ce qui l'a empêché d'être un génie, c'est son manque d'humanité" : Malcolm McDowell tire à boulets rouges sur ce réalisateur de légende
Olivier Pallaruelo
Olivier Pallaruelo
-Journaliste cinéma / Responsable éditorial Jeux vidéo
Biberonné par la VHS et les films de genres, il délaisse volontiers la fiction pour se plonger dans le réel avec les documentaires et les sujets d'actualité. Amoureux transi du support physique, il passe aussi beaucoup de temps devant les jeux vidéo depuis sa plus tendre enfance.

Malcolm McDowell sait ce qu'il doit à Stanley Kubrick, après lui avoir confié le rôle principal de son chef-d'oeuvre visionnaire "Orange mécanique". Mais l'acteur a depuis eu le temps d'affûter son jugement sur le maître...

Composé dans une langue inventée, le "nasdat", un anglais argotique hybridé de mots russes, L'orange mécanique, écrit par Anthony Burgess, a provoqué une double onde de choc. La première, à sa parution, en 1962. Puis en 1971, lors de son adaptation au cinéma par Stanley Kubrick.

Si Burgess accepta de vendre les droits de son roman à Kubrick et Warner en 1966, le film ne sortira donc qu'en 1971. Frappé de censure dans plusieurs pays (dont certains n'ont levé l'interdiction qu'en 2000 comme en Italie), le film fut exploité pendant deux ans en Grande-Bretagne avant d'être retiré des salles à la demande express de Kubrick (et ne ressortira là-bas qu'à sa mort).

Si le cinéaste a façonné une version toute personnelle du personnage principal, Alex, alors que dans le roman il s'agit d'un adolescent de 15 ans, le réalisateur comme l'écrivain ont su capter avec une acuité effrayante et déjà très avant-gardiste la violence qui gangrène notre société.

Un engagement total de Malcolm McDowell

En dépit de son perfectionnisme légendaire et maniaque, Orange mécanique fut au bout du compte le tournage le plus rapide pour Kubrick, bouclé en avril 1971, en six mois. Au début, il mit pourtant, durant quelques temps, le script de côté, parce qu'il n'arrivait pas à trouver son interprète principal. C'est en le voyant dans le formidable (et grand classique du cinéma britannique) If... de Lindsay Anderson, que Kubrick trouva son interprète, en la personne de Malcolm McDowell.

L'acteur a beau avoir une carrière s'étalant sur plus de soixante ans, avec inévitablement une trajectoire en dents de scie et des oeuvres plus ou moins mémorables, Orange mécanique est véritablement LE film de sa vie; celui dont la postérité se souviendra.

Warner Bros.

Son engagement pour Kubrick et le film sera total, et le cinéaste n'en attendait pas moins de lui, discutant longuement à ses côtés lors des nombreux dîners à ses côtés dans son manoir situé dans la campagne anglaise du Hertfordshire.

"J'ai passé neuf mois avec Stanley avant même que nous commencions le tournage, à regarder des films violents tous les jours. C'étaient les films les plus horribles : des camps de concentration, des corps entassés. Il pensait les utiliser dans la séquence du traitement, où Alex reçoit une thérapie d'aversion" racontait en 2019 McDowell, dans un entretien accordé au Guardian. Pour la fameuse scène du viol où Malcolm McDowell pousse la chansonnette de Singin' in the Rain, Kubrick le laissera même improviser.

"Il est brillant, mais ce n'est pas un génie"

L'acteur prendra pas mal de recul après son expérience passée sur ce film et à côtoyer Kubrick; déçu aussi de constater que cet intérêt et estime mutuelle ne scellera pas une amitié au long cours. C'est le sens qu'il faut y voir -mais pas que, évidemment- dans ses propos lâchés dans un documentaire diffusé en 1996, Stanley Kubrick: Invisible Man.

"Un génie ? Non. Michel-Ange était un génie. John Ford est un génie, sans doute. Je pense que ce qui a empêché Stanley d'être un génie, c'est son manque d'humanité. Brillant ? Oui. Extraordinaire ? Oui, un des plus grands cinéastes. Mais au bout du compte, comment est-il humainement ? Je pense que c'est là que le test n'est pas très bon".

Un constat sévère, qui rejoint aussi les contempteurs du cinéaste, lui reprochant justement sa froideur chirurgicale dans ses oeuvres, et son manque d'humanisme. "Kubrick est une machine, un mutant, un martien. Il n'a aucun sentiment humain. Mais c'est super lorsque la machine se met à filmer d'autres machines, comme dans 2001" lâchait d'ailleurs Jacques Rivette à propos du cinéaste.

"Mon agent a dû appeler la Warner pour qu'ils me payent en secret"

Kubrick, un maître, certes. Mais capable aussi d'un comportement parfois mesquin et d'inélégance. C'est le second sens qu'il faut donner aux considérations de McDowell plus haut. Comme l'anecdote assez sidérante que nous avait raconté l'immense et regretté Douglas Trumbull, à propos de l'unique Oscar décerné à Kubrick pour les effets visuels de 2001 : l'odyssée de l'espace.

Malcolm McDowell nous en avait également raconté une, là aussi sidérante, lorsqu'Orange mécanique avait été présenté dans le cadre de Cannes Classic, en 2011.

"Quand on enregistrait la narration, la voix off, je n'en ai pas trop parlé mais c'était après le tournage, pendant le montage. On parcourait le livre, prélevant des passages pour cette narration. On faisait ça à deux, juste lui et moi. Puis on jouait au ping-pong. [...]

Et puis quelques mois plus tard, lors d'un déjeuner avec mon agent, ce dernier me dit : "au fait Malcolm, vas-tu voir Kubrick bientôt ?" Je lui répond : "oui bien sûr, je vais dîner chez lui ce soir" - "Hé bien dis-lui qu'il ne t'a jamais payé pour la narration" - "Vraiment ? Ca a pourtant duré 15 jours" dis-je.

Donc le soir je vais dîner chez lui, et avant de partir je glisse à Stanley : "au fait, mon agent me dit que tu ne m'as jamais payé pour la narration". Et là, je vous jure que c'est vrai, il me regarde, il sort une règle à calcul de sa poche, il la regarde, et me lâche : "je vais te payer une semaine". Et moi : "Une semaine ? Mais on a travaillé deux semaines !" Il m'a répondu : "oui, mais l'autre semaine c'était du ping-pong !" Ce fils de pute ne m'a pas payé ! Mon agent a dû appeler la Warner pour qu'ils me payent en secret".

De quoi donner, in fine, un éclairage bienvenue et une toile de fond supplémentaire, lorsqu'on lit les propos de McDowell rapporté dans l'article du Guardian de 2019...

"J'avais demandé 100 000 dollars et 2,5 % des recettes au box-office, ce que j'avais touché pour mon film précédent. Stanley m'a dit que Warner avait refusé les 2,5 %. Mais quand j'ai été invité à rencontrer les dirigeants du studio, ils ont dit : "Vous allez être un jeune homme très riche avec les 2,5 % que nous avons donnés à Stanley pour vous". Je savais qu'il ne me paierait jamais. C'était une façon terrible de me traiter après tout ce que j'avais donné de moi-même, mais je m'en suis remis".

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