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    Rencontre avec Margaret Menegoz, productrice de "Amour"

    A l'occasion de la sortie de "Amour", rencontre avec Margaret Menegoz, directrice des Films du Losange, légendaire société de production et de distribution créée en 1962 par Barbet Schroeder et Eric Rohmer.

    Amour de Michael Haneke (2012)

    "Amour", le retour de Trintignant

    D’une certaine façon, ce n’était pas trop difficile de le convaincre. Il sait reconnaitre un beau rôle, et puis il avait beaucoup d’admiration pour le travail de Michael Haneke. C’est un film sur un sujet tabou : la fin de vie, le grand âge. On sait qu’on y va tous, à plus ou moins longue distance, mais on n’a pas envie d’en entendre parler. Et on ne considère surtout pas ça comme un divertissement. C’est un film très émouvant, mais aussi très éprouvant. Quand l’équipe de la distribution et des ventes internationales a vu le film, ils étaient tous en pleurs à la fin. On a appelé le film Amour car il pose la question : comment faire pour protéger quelqu’un du sentiment d’humiliation ? Or, il n’y a que l’amour qui permet ça.

    Michael Haneke

    Ma rencontre avec Haneke

    Il a fait un casting de producteurs pendant le mixage de La Pianiste. Son agent m’a demandé de le rencontrer. Nous avons parlé de notre manière de travailler et nous étions d’accord sur tout : l’importance du temps de préparation, la minutie… A la fin il m’a dit qu'on pourrait travailler ensemble. Je lui ai répondu : « Je ne sais pas si j’ai envie de passer un an et demi dans la perversion, la torture, le sang et l’horreur. ». Il a éclaté de rire en me disant qu’il aurait peut-être des projets un peu plus ouverts. On devait enchaîner avec Caché, mais il y a eu le 11 septembre. Il m’a dit : « Je ne peux pas continuer à écrire cette histoire nombriliste. En revanche, j’ai écrit un scénario il y a dix ans, Le temps du loup. Aujourd’hui, avec la chute des deux tours, et tous ces morts, je pense que c’est le moment. » Les gens de StudioCanal, qui avaient travaillé avec Marin Karmitz pour les précédents films de Haneke, n’étaient pas d’accord. Ils me disaient : « "Le Temps du loup", ce n’est pas bon, ça ne marchera jamais, tu es folle ! » Mais je maintiens qu’il faut faire ce que veut le metteur en scène, sinon on perd du temps. Soit on travaille avec lui et on fait ce qu’il veut, soit on ne travaille pas avec lui. J’ai donc produit seule "Le Temps du loup" et j’ai enchaîne seule sur "Caché".

    Le Ruban Blanc de Michael Haneke (2009)

    Le Ruban blanc, à l’origine une série

    Quand Haneke m’a envoyé le scénario du Ruban blanc, c’était une mini-série en 3 épisodes. Je lui ai dit que je n’avais jamais produit pour la télévision, que je n’allais pas commencer à mon âge, et que c’était trop long pour le cinéma. Il m’a dit : « Je ne peux pas le raccourcir. ».Je lui ai dit : « Eh bien on ne le fait pas. » Je croyais quand même beaucoup à cette histoire, il a donc travaillé à le raccourcir, mais on sentait encore très fortement la coupure des épisodes. Il m’a alors demandé d’appeler Jean-Claude Carrière avec qui j’avais travaillé pour "Danton" de Wajda notamment. Jean-Claude a conseillé d’enlever tout ce qui se passe du côté des enfants. Du coup, l’angoisse dans le village est plus forte car on ne sait pas ce qui se passe, il n’y a qu’une rumeur. On ne montre pas les scènes de tribunal entre les enfants, on a juste la punition, sans savoir qui est coupable. C’était très enthousiasmant et ainsi on a pu faire un film de 2h20.

    Margaret Menegoz

    Mes débuts dans le cinéma

    Je suis née à Budapest, d'une famille de Souabes du Danube, une communauté allemande qui s’était installée au XVIIIe siècle en Hongrie et qui a été expulsée vers le sud de l’Allemagne après la bataille de Budapest en 1945. La première langue étrangère que j’ai apprise c’est le dialecte souabe, qui ressemble un peu à l’allemand suisse. Après le lycée, j’ai cherché du travail. Dans le journal local, j’ai vu une annonce d’une société de production de films industriels. Le premier court que j’ai signé pour eux comme assistante-monteuse a été projeté au Festival de Berlin, qui se tenait en juillet à l’époque. Les producteurs allemands m’avaient confié leur stand car je parlais français, anglais et allemand. Un metteur en scène français, Robert Menegoz, m’a demandé si je savais où était la Poste. Je l’ai épousé, je me suis installée en France. Pour ne pas rester à la maison pendant qu’il partait faire ses documentaires autour du monde, j’ai travaillé avec lui. J’ai beaucoup appris, car les équipes étaient petites, donc il y avait plein de choses à faire. Quand les enfants sont nés, j’ai cherché un travail qui me permette de rester à Paris. C’est là que j’ai contacté le Losange. Je ne suis donc pas venue au cinéma par cinéphilie. Si j’avais épousé un agriculteur, aujourd’hui j’élèverais des cochons ou je ferais de la betterave !

    Le Losange, un nom choisi au hasard

    Eric Rohmer et Barbet Schroeder avaient créé Le Losange en 1962 pour financer le film à sketchs Paris vu par... Barbet a alors vendu un tableau qui appartenait à sa mère pour réunir l’argent nécessaire. Le nom a été choisi tout à fait par hasard : au moment d'inscrire la société, Barbet a pensé aux Films du Triangle mais ça existait déjà. A chaud, il a dit : "Triangle, non ? alors Losange !" Plus tard, ils ont cherché quelqu’un pour tenir la maison pendant qu’ils tournaient leurs films. Quand je suis arrivée en 1975, j’étais donc la « secrétaire-bonne à faire », je m’occupais de tout. Eric, qui venait de finir le cycle des Contes moraux, avait un projet de film en langue allemande, La Marquise d'O... Il m’a demandé de lire le scénario écrit par un dramaturge allemand d’après Kleist. J’ai trouvé qu’il avait abimé la nouvelle de Kleist, qui était très précise et ne nécessitait pas d’adaptation. Je l'ai donc retravaillé avec Eric. On a enchaîné sur Perceval le Gallois et ils m’ont proposé un contrat de longue durée, ce que j’ai trouvé ridicule car on était seulement trois, on n’allait pas se faire des procès entre nous ! Ils m’ont alors proposé de devenir gérante, et on a partagé la société en 3.

    Le Rayon vert d'Eric Rohmer (1986)

    Un test réussi !

    L'idée de Rohmer, c'était : si on a assez d’argent pour faire un film en 35mm couleur, c’est très bien. S’il n’y a pas assez d’argent, on le fait en noir et blanc (qui coutait moins cher à l’époque). S’il y en a encore moins, on le fait en 16. Et sinon en 8mm ! Ce qui compte, c’est l’histoire, le support est secondaire. On ne discutait jamais du scénario. Il venait avec un scénario fini, avec les dialogues et des indications de lieux lapidaires, mais jamais de description, d’états d’âme… En 1986, il a voulu faire une expérimentation : un film sans scénario. On a décidé de faire un brouillon en 16mm plutôt qu’un scénario… et à la fin on s’est dit que ce n’était pas la peine de le refaire en 35. C’était Le Rayon vert, qui a remporté le Lion d’or à Venise ! Le film a été diffusé sur Canal + juste avant sa sortie en salles. J’avais voulu faire un test : est-ce qu'un passage à la télé ne pourrait pas fonctionner comme une bande-annonce efficace ? Ca été un bon calcul car le film a bien marché en salles. Mais c’était les débuts de Canal, qui n’avait que 500000 abonnés…

    L a Vierge des tueurs de Barbet Schroeder (2000)

    "La Vierge des tueurs", une expérience-limite

    Pour une fois, je me suis associée avec Studiocanal car le film se tournait à Medellin, capitale du cartel de la drogue. C’était extrêmement risqué, Barbet devait changer d’habitation tous les 3 jours. En plus, il a l’air d’un Américain, il est grand, il s'habille comme les Américains… Je voulais donc avoir un associé en cas de gros pépin. J’avais envoyé un directeur de production assistant. Il est rentré en France, il a dit qu’il devait revenir quelques jours pour des raisons familiales mais il n’est jamais reparti ! Il avait trop peur, il avait perdu 10 kilos… C’était vraiment un tournage angoissant. Mais j’aime beaucoup La Vierge des tueurs, qui est pour moi un des chefs-d’œuvre de Barbet.

    Roman Polanski

    Le Festival de Cannes

    J’ai été membre du jury à Cannes en 1991. J'y ai compris beaucoup de choses sur la façon dont se passent les traités internationaux ! Tout est une négociation. Roman Polanski, le Président, qui est quelqu'un de très autoritaire, nous a dit à la première réunion : "Je voudrais une Palme d'or à l'unanimité !"; je me suis dit : "Là, on va pouvoir discuter..." Et c'est ce qui s'est passé ! (rires). La première chose que fait un jury, c’est critiquer le sélectionneur. On trouve toujours que les films sont mal choisis. Mais c’est difficile : il faut à la fois les meilleurs films du monde sur le plan cinéphilique et des films susceptibles de rencontrer un public. Le festival est puissant et prescripteur s’il réunit ces deux aspects. L’équilibre des pays est très important aussi. La nationalité des films, ça devient compliqué : un film de Lars von Trier, par exemple, est coproduit à égalité par 5 pays. C’est absurde de considérer que la nationalité du film est celle du pays qui a mis le plus d’argent. Je suis pour qu’on garde le critère de la nationalité du cinéaste. Car c’est comme pour un livre : quand Hemingway écrit un roman sur la guerre d’Espagne, ça n’est pas un livre espagnol, ça reste un roman américain de Hemingway !

    Noce blanche de Jean-Claude Brisseau (1990)

    Brisseau, Duras, Eustache...

    Un jour, Rohmer, qui allait beaucoup au cinéma et était un peu distrait, s’est trompé de salle et il est tombé sur un travail de Jean-Claude Brisseau. Il est revenu en me disant : « J’ai eu tellement peur que je n’ai pas pu tout regarder, mais c’est quelqu’un d’intéressant, vous devriez l’appeler. » Je lui ai dit : « Ce serait plus efficace si vous l’appeliez vous-même, c’est plus prestigieux ! » On a donc produit son premier film, La Vie comme ça, et les suivants. Après Noce blanche, il a voulu connaitre une grande société et est donc allé chez Gaumont. C’est Barbet qui m’a appelée pour que je m’occupe du "Navire night" de Marguerite Duras. Elle était encore plus extrême que Rohmer : elle était prête à faire un film noir, sans images, mais avec son texte. Elle faisait des courts métrages avec les chutes de ses films, et quand une image manquait, elle mettait du noir et son texte. Quant à Jean Eustache, c’était un autiste complet. Et cette fois, Barbet n’était pas tellement pour qu’on s’engage pour lui, alors que moi je le voulais absolument.

    Caché de Michael Haneke (2005)

    "La liberté vient du succès"

    Il n’y a presque plus de discussions cinéphiliques dans notre métier. C’est valable aussi pour la presse : dans les grands quotidiens, la critique a la portion congrue, mais il y a des tableaux de box-office que le grand public ne peut pas comprendre. Dans les années 70 et 80, on se précipitait pour aller voir les nouveaux films. il n’y en avait pas 15 à 18 chaque semaine comme aujourd’hui. Et puis on discutait : ce qui nous plaisait, les réserves qu’on avait… Aujourd’hui, ça a un peu disparu. Je crois que c’est lié à un déclin de la cinéphilie. Il n’y a plus de ciné-club, l’objet-film s’est banalisé. Et il n’y a plus de metteur en scène que j’appellerais « Tour d’ivoire » : quand j’ai commencé, j’ai travaillé avec des cinéastes qui livraient leur film, et puis basta ! Le reste ne les intéressait pas. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : tous ont compris que la liberté venait du succès. Quand votre film fait perdre beaucoup d'argent à beaucoup de gens, le financement du suivant est difficile.

    Céline et Julie vont en bateau de Jacques Rivette (1974)

    "Est-ce que le film a la grâce ?"

    L’originalité du scénario est essentielle pour moi. Si un metteur en scène arrive avec un scénario et me dit : « C’est comme "Intouchables" », je n’ai même pas envie de l’écouter. Je crois profondément à l’originalité, au point de vue. Et puis il faut une confiance mutuelle. Car sur un film, c’est le metteur en scène qui dépense l’agent, pas le producteur. Ca prend du temps, ça se découvre en préparant. Mon premier luxe a été de pouvoir abandonner car il n’y avait pas cette confiance. Ca m’est arrivé deux fois, mais je préfère ne pas citer les personnes. La grande question à la fin est : « Est-ce que le film a la grâce ? Est-ce qu’il est parfaitement réussi ? ». Cette grâce n’est absolument pas visible pendant le tournage. On ne la découvre qu’en voyant le film fini.

    Michael Haneke, Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant sur le tournage de "Amour"

    Un bon producteur, comme une mère de famille

    Pour moi, un bon producteur, c’est assez proche d’une mère de famille. Il faut surveiller le travail accompli, que chacun soit nourri, logé et sache ce qu’il a à faire. Il doit y avoir une harmonie. Il ne faut pas faire des repas moins chers pour les figurants que pour les techniciens, des défraiements différents pour les acteurs et les autres. L’équipe doit être soudée. On ne peut rien exiger, mais il faut tout obtenir. C’est basé sur un partenariat très étroit, complet, fraternel, avec le metteur en scène. On est à son service, et pas l’inverse. S’il y a des problèmes de financement, il ne faut pas lui demander : « Peux-tu faire une semaine de moins ? ou engager tel acteur moins cher ?». Il faut préserver ce qui est à l’écran, aider le metteur en scène à faire le film qu’il désire. En cas de problème, il faut donc torturer tout le monde avant de se tourner vers le metteur en scène. Un film raté, ça ne sert à rien !

    Propos recueillis le 18 janvier 2012 à Paris par Julien Dokhan

    La bande-annonce de "Amour", en salles actuellement

    Amour

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