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    Christopher Nolan : Batman, son frère Jonathan, Inception, le genre... 2ème partie de sa masterclass à Cannes 2018
    Maximilien Pierrette
    Journaliste cinéma - Tombé dans le cinéma quand il était petit, et devenu accro aux séries, fait ses propres cascades et navigue entre époques et genres, de la SF à la comédie (musicale ou non) en passant par le fantastique et l’animation. Il décortique aussi l’actu geek et héroïque dans FanZone.

    Suite et fin de la masterclass donnée par Christopher Nolan au Festival de Cannes 2018. Au programme cette fois-ci : son frère Jonathan, son épouse et productrice Emma Thomas, Batman, "Inception", le son, l'écriture, le genre...

    JACOVIDES-BORDE-MOREAU / BESTIMAGE

    Suite et fin de la masterclass donnée par Christopher Nolan au 71ème Festival de Cannes (et dont vous pouvez retrouver la vidéo ici). Après 2001, son amour de la pellicule ou ses débuts, le cinéaste anglais entre en profondeur dans son travail, évoquant aussi bien l'écriture et le son que sa façon d'aborder les genres, en prenant des exemples dans InceptionDunkerque ou la saga The Dark Knight.

    ÉCRIRE LES FILMS AU SCÉNARIO, TOURNAGE ET MONTAGE

    Je suis tout à fait d'accord avec la vision de François Truffaut. Comme lui, je dirais que nous avons trois fois la possibilité de re-donner vie au récit. J'écris d'abord une première chose, en ayant l'impression que c'est très clair et que je sais où je vais. Une fois sur le tournage, on est le premier à se rendre compte de tous les pas de côtés, de toutes les fois où l'on sort du cadre que l'on s'était fixé et du monde que l'on avait inventé sur papier. Puis il y a le montage qui est une phase de découverte, où vous voyez ce que votre film est devenu et pouvez observer l'interaction entre les deux phases précédentes.

    Dans mon cas, j'ai souvent découvert que j'étais pas allé si loin par rapport à ce que j'avais préconçu. Je pensais m'en être éloigné mais pas du tout, ce qui est finalement très rassurant. Car ce que vous ont apporté les acteurs dans leurs interprétations respectives, les chefs de poste qui ont créé ce film avec vous, ou encore la nature avec le temps qu'il a fait, contribuent à donner vie et incarner le monde que vous aviez rêvé et imaginé. Et c'est ce que l'on demande à un réalisateur en tant qu'artisan : mener à bien ce projet collectif, être capable d'en donner la première impulsion puis veiller à ce que l'on ne se perde pas dans la réalisation concrète.

    On ne peut même pas faire plus linéaire que Memento, sauf que le récit est raconté à l'envers

    "MEMENTO" ET LE MONTAGE

    Ce qui est particulier avec Memento, c'est qu'on a tendance à la décrire comme un film non-linéaire, alors qu'il est extrêmement linéaire. On ne peut même pas faire plus linéaire, sauf que le récit est raconté à l'envers. C'était le cas dès la phase d'écriture et nous ne pouvions ainsi pas supprimer des scènes ou inverser l'ordre au tournage. La structure était donc extrêmement fermée, et le montage permet aussi de travailler le rythme inhérent à chacune des séquences, et c'est de cette façon que nous avons également pu travailler sur la durée des séquences et des blocs dans Batman Begins. Ceux-ci peuvent être déplacés et leur durée peut varier par rapport à ce que vous aviez prévu à l'écriture.

    Sur le papier, les identifications se font rapidement, et c'est moins déroutant pour le lecteur que pour le spectateur quand, dans le premier bloc, on lui donne des images trompeuses qui font qu'il ne peut pas identifier le récit. Le choix d'allonger le premier bloc de Memento a donc été fait au montage.

    LA NOTION DE TEMPORALITÉ ET DE MONTAGE ALTERNÉ

    C'est une simplification que de dire que la structure de Memento se déroule à l'envers, car le récit en noir et blanc va en arrière alors que celui en couleurs est strictement chronologique. Ces deux pans alternent jusqu'à la fin où ils ne font plus qu'un alors que le noir et blanc se transforme en couleurs. Nous l'avons fait pour que ce soit un point de repère pour le spectateur et qu'il ne soit ainsi par perdu et sache où il en est dans le récit qu'il poursuit. Ce type de choix est extrêmement jouissif car c'est très intéressant de pouvoir redonner vie à la texture et la dimension visuelle par ce procédé, mais le risque est d'attirer l'attention sur la fabrication du film, et que le spectateur voit trop vos tactiques de metteur en scène.

    Il y a toujours un équilibre à trouver, un pour et un contre à peser : le pour est cette dimension très séduisante de la narration, et le contre le fait de sortir votre spectateur de l'univers dans lequel vous voulez l'embarquer. Plutôt que d'avoir recours à des choix de photographie, j'ai choisi différentes approches pour le montage alterné dans mes films suivants, à commencer par Inception avec ses différents niveaux de rêve, et ses variations climatiques qui font comprendre aux spectateurs qu'ils sont passés de l'un à l'autre.

    LA COLLABORATION AVEC SON FRÈRE JONATHAN

    J'ai travaillé de façon différente sur chaque film. J'ai parfois écrit mes scénarios seul, ou bien co-écrits, et très souvent avec mon frère Jonathan. Mais nos expériences en commun ont toutes été différentes. Nous n'avons pas fait deux fois la même chose. Sur Memento, nous écrivions en parallèle par exemple : moi un scénario, lui une nouvelle, et nous échangions. Je pouvais lui faire lire ce que j'écrivais, mais nos démarches étaient séparées. Il a ensuite écrit Le Prestige, alors que je travaillais sur d'autres films, mais je me penchais régulièrement dessus, et c'est dans ces va-et-vient que le scénario s'est créé.

    La trilogie The Dark Knight a bénéficié d'une écriture à quatre mains : c'était la seule fois qu'on s'asseyait ensemble autour d'une table, dans une voiture ou un avion, et que nous écrivions ensemble. Et pour ce qui est d'Interstellar, il l'avait à l'origine écrit pour Steven Spielberg, mais je me suis finalement approprié le texte, que j'ai retravaillé pour le tourner. Chaque histoire est donc différente et, s'il n'est pas trop pris à l'avenir, notamment à la télévision [Westworld, The Peripheral, ndlr], peut-être que nous inventerons encore de nouvelles façons de faire ensemble.

    EMMA THOMAS, SON ÉPOUSE ET PRODUCTRICE

    Je peux être d'autant plus sincère qu'elle n'est pas là (rires) Je ne sais pas vraiment comment elle fait pour être, à la fois, mon épouse, la mère de nos enfants et la personne absolument indispensable qu'elle a été sur tous mes films dès le départ. ll est très agréable de travailler en famille, car il est très agréable d'être entouré de collaborateurs dont vous ne pouvez pas douter une seconde qu'ils n'ont pas d'autre raison d'être là que d'être dévoués à l'intérêt du film et vous faire comprendre où vous allez.

    Cette fidélité a aussi dépassé le strict cadre familial car j'ai beaucoup travaillé avec David Julyan, un compositeur que je connais depuis la fac, j'ai eu le même chef opérateur [Wally Pfister, puis Hoyte Van Hoytema, ndlr] sur de nombreux films. Ces relations vous permettent d'abord de communiquer très facilement à demi-mots, et d'avoir une confiance totale, sans que les questions de travail et d'argent ne viennent parasiter l'intérêt commun que vous avez. Si vous élevez la voix, dépassez les bornes et faites une connerie, ce seront les premiers à tirer le signal d'alarme.

    Backgrid USA / Bestimage

    LE CÔTÉ ÉMOTIONNEL DES PERSONNAGES

    J'ai commencé avec des films noirs et, quand je me suis adonné à d'autres genres, les règles et la dynamique que j'ai conservées dans la caractérisation de mes personnages sont toujours restées fidèles à ce fonctionnement du film noir. C'est-à-dire que pour connaître les personnages, les enjeux et les motivations qui sont les leurs, vous n'avez pas besoin de les écouter ou de les faire parler, mais de les regarder agir. C'est par leurs actions qu'ils se définissent et ça a toujours été le principe d'écriture de tous mes films, quel que soient leurs genres. Et du moment que vous caractérisez vos personnages de cette façon, vous avez besoin de les placer dans des situations poussées à l'extrême.

    D'où les figures obligées du film noir que sont la femme fatale ou la vengeance exacerbée : ce sont des figures qui se placent dans ce mode de dynamique du genre. Il est assez naturel que, s'il s'agit de forcer le trait, quelqu'un comme moi qui a un besoin vital de confiance mais aussi une hantise proportionnelle de la trahison, les extrêmes vers lesquels je vais pousser mes personnages relèvent du mélodrame. Je n'ai pas recours à ce terme de façon péjorative, car le mélodrame permet de placer les personnages dans ce à quoi nous pouvons adhérer. Vos vies comme la mienne sont heureusement tranquilles, mais nous avons besoin de nous projeter sur grand écran avec des personnages qui doivent être confrontés à des situations difficiles, extrêmes. Et les traits mélodramatiques relèvent de cette dynamique.

    BATMAN, PERSONNAGE MÉLODRAMATIQUE ?

    Ce qui m'a fait distinguer ce personnage est une dimension présente chez Bruce Wayne mais qui n'a pas vraiment été mise en avant dans les films précédents ainsi que dans les comic books : cette dimension profondément noire conférée par les questions de la vengeance, de la peur et de la culpabilité, qui sont propres au thriller mais définissent également ce garçon qui n'a rien de particulier mis à part sa fortune, et ne possède pas de super pouvoirs. Cette dimension m'a permis de créer le personnage en tant que tel et d'avoir une approche différente de ce qui avait été fait précédemment autour de lui.

    DARK KNIGHT : TROIS FILMS, TROIS AMBIANCES

    Dans chacun de ces trois volets, qui sont des films différents car ils appartiennent à des genres différents, la définition du genre est dictée par la figure du méchant. Dans le premier, il s'agit d'une découverte donc le méchant va être, de façon classique, une sorte de mentor, qui devient un adversaire parfait. Le second est dans l'esprit d'un film policier dans la lignée d'Heat de Michael Mann, donc quel meilleur antagoniste qu'une figure dangereuse, celle d'un terroriste potentiel ? Dans le troisième volet, nous sommes dans une dimension beaucoup plus épique, avec quelque chose de plus mythologique, donc le méchant doit évoluer pour avoir d'autres facettes.

    Quand il s'agit de faire des suites, ce qui n'était pas du tout notre intention au préalable, car ni mes collaborateurs ni moi ne nous sommes lancés en sachant que nous ferions une trilogie, chaque épisode n'a de pertinence que si vous arrivez à offrir quelque chose de nouveau par rapport au précédent. Pour nous, cela signifiait emmener les spectateurs dans un nouveau voyage. Et pour les faire varier, il fallait que les films s'inscrivent dans des genres différents.

    L'INFLUENCE DE JAMES BOND

    Il y a souvent eu des parallèles entre mes films et les James Bond et nous n'avons pas hésité à emprunter tout ce qui pouvait nous être utile pour The Dark Knight, notamment pour rendre le personnage de Bruce Wayne digne d'intérêt dans les phases de transition entre sa banale vie d'homme et les moments où il est Batman. Entre les gadgets et le recours à ses compagnons, nous avons largement puisé dans l'inspiration que pouvait nous offrir James Bond. Mais si je devais définir mon James Bond parmi mes films, je citerais plutôt Inception.

    INCEPTION, INTERSTELLAR, DUNKERQUE : CRÉER DES MONDES

    Lorsque vous travaillez sur des blockbusters et des films avec d'aussi gros budgets, il est évident que vous saisissez la possibilité de faire ce qui est le summum pour un cinéaste, à savoir de créer un monde. Ce qui a un intérêt dans l'artisanat que vous avez avec votre équipe, puisque vous le créez sur le plan physique et donnez corps à votre imaginaire, mais il y a aussi un intérêt qui est celui de la relation que vous établissez avec le spectateur, et dans le genre donné. Chacun de ces trois films s'inscrit dans un genre différent, donc la possibilité que vous avez de créer ce monde doit vous permettre de redéfinir le genre en question.

    Je l'ai notamment fait dans Inception. À partir du moment où il s'agissait de suivre le personnage principal [Cobb, joué par Leonardo DiCaprio, ndlr] et d'être à hauteur de son point de vue, l'objectif était de re-travailler cette question et de replacer ce qu'on a l'habitude de voir. Dans Dunkerque, film historique sur un sujet déjà abordé, l'idée était de donner au spectateur quelque chose qu'il n'avait jamais vue, puisqu'il ne s'était jamais placé à hauteur des soldats pris dans cette situation. Dans Inception, nous nous sommes emparés des codes du film à énigmes pour tenter de les renverser, les redéfinir à travers la façon dont le récit est construit.

    LE SON DE CINÉMA

    J'ai depuis toujours eu cette préoccupation : essayer de marier le travail du son avec celui de la musique. La façon dont je l'ai fait dans Dunkerque était là dès le stade de l'écriture. J'ai eu recours à la loi dite de la "progression du berger", qui veut que les notes soient écrites pour qu'il y ait une graduation progressive et sans fin. Vous êtes dans une boucle qui vous permet à chaque fois d'enchaîner sur un niveau plus haut, sans que le processus ne se rompe. On retrouvait aussi cette intention dans l'écriture, où les ressorts dramatiques se succédaient sans interruption.

    L'équipe d'Hans Zimmer a ainsi pu produire toute la partition en respectant cette progression, cette figure que nous nous étions imposée dès le départ. Et nous en avons eu l'équivalent parfait avec le son, où il s'agissait d'être dans un tic tac continuel, à travers différents effets réels que sont ceux des moteurs du bateau, du coeur ou de la course des soldats. Le son était sans cesse en résonnance et en adéquation avec la partition, qui ne contenait que deux pauses. Nous avons réussi à faire fonctionner cette intensité dramatique dans la musique et dans le son, et j'étais très heureux de voir qu'aux Oscars, le prix [du meilleur montage sonore] été remis au monteur son et au monteur de la musique, car le premier a estimé que leur travail allait de pair. C'est pour moi l'accomplissement de ce que j'ai toujours cherché à faire avec la musique et le son dans mes films.

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