Dans Cruella, prequel en prises de vues réelles consacré à la méchante des 101 dalmatiens, c'est grâce à elle qu'Emma Stone et Emma Thompson portent des tenues aussi sublimes : Jenny Beavan, cheffe costumière britannique oscarisée à deux reprises, pour son travail sur Chambre avec vue et Mad Max Fury Road.
En attendant de savoir s'il lui permettra de réaliser la passe de trois, l'année prochaine, Jenny Beavan revient sur l'expérience Cruella et l'approche de son métier.
AlloCiné : Comment vous êtes-vous retrouvée impliquée sur "Cruella" ?
Jenny Beavan : Je savais que le projet existait, notamment parce que j'ai travaillé sur des films Disney [Jean-Christophe & Winnie et Casse-Noisette, ndlr] et que les gens en parlaient. Je n'avais jamais pensé que je serais impliquée parce que, pour être tout à fait honnête, la mode n'est pas mon truc. Je suis une conteuse d'histoires avec des vêtements, et la mode est secondaire pour moi. J'ai toujours pensé que j'allais devenir décoratrice au théâtre. Donc tout ce qui concerne les vêtements et les costumes était en quelque sorte la seconde partie de ce que je pensais que ma carrière serait.
Mais c'est Kristin Burr, l'une des productrices de Jean-Christophe & Winnie, m'a envoyé un texto et m'a demandé si j'étais libre à ce moment, et j'ai ensuite rencontré Craig Gillespie [le réalisateur, ndlr]. Je pense qu'ils se sont retrouvés dans une situation où ils avaient une opportunité avec Emma Stone, car son emploi du temps s'était libéré et qu'ils avaient soudainement besoin de quelqu'un. La préparation a été très courte. Il est d'ailleurs possible que d'autres personnes aient sagement refusé.
Après mûre réflexion, j'ai quand même décidé de le faire. Et même si cet univers de la mode ne me correspondait pas, je pouvais m'en servir comme dans une histoire. Et j'ai vécu les années 70, donc je m'en souviens très bien. Des choses merveilleuses me sont revenues durant ce processus. Et il y avait beaucoup de références, de merveilleuses photographies et des magazines de mode. J'avais de quoi explorer.
Je suis une conteuse d'histoires avec des vêtements.
Vous n'êtes pas étrangère aux costumes complexes, pour avoir notamment travaillé sur "Mad Max : Fury Road". Mais "Cruella" contient quelques looks incroyables. Quelles ont été vos inspirations pour leur conception ?
Il y avait quelque chose de très clair dans le scénario, et notamment la rivalité des deux personnages principaux. La Baronne est pour moi un très bon designer, sans aucun doute. Mais elle a légèrement dépassé sa date de péremption. Elle est encore un peu à la mode, elle plaît probablement encore à un vaste public de femmes âgées. Mais Cruella représente tout le contraire : la rebelle, l'enfant qui vient d'un milieu assez épouvantable, mais qui a une sorte d'esprit et un amour de la mode, du dessin, des vêtements et de l'assemblage.
Et son arc narratif dans le scénario était merveilleux à suivre. On la découvre toute petite, ce que nous n'avions jamais vu auparavant, en train de se servir des vêtements dans le panier à linge de sa mère pour se vêtir. Un beau moment où vous pouviez voir comment un jeune enfant pouvait faire quelque chose d'inventif. Et puis nous la voyons ensuite en train d'apprendre, de devenir une créatrice.
Au début, l'idée était d'associer des éléments vintage, comme nous le faisions tous dans les années 70, et avec l'influence des trucs militaires que vous associez de manière inappropriée avec des jeans ou des jupes à froufrous ou autre. Et je voulais ensuite l'emmener vers des tenues plus proches de celles de Glenn Close. C'était fascinant comme processus.
Vous avez créé 47 looks rien que pour le personnage d'Emma Stone. Comment avez-vous procédé, et notamment pour cette magnifique robe rouge (ci-dessus) ?
J'ai, pour commencer, l'équipe la plus talentueuse que l'on puisse avoir, dont cinq personnes extraordinaires avec des compétences très spécifiques. Et un employé qui a trouvé, dans un magasin vintage, la tenue parfaite pour la robe rouge qui était évoquée dans le scénario, dans une scène de bal où le thème est le noir et le blanc.
J'avais envie d'une robe Charles James Tree, c'est-à-dire avec des bandes de tissu torsadées. Nous avons bien sûr essayé de concevoir la robe originale qu'elle découpe de manière à ce qu'il y ait assez de tissu pour que vous puissiez logiquement donner naissance à celle-ci avec une légère torsion. Notre employé l'a prise et a commencé à la tordre littéralement. Nous avons gardé ce petit détail de la robe originale. Il fallait que la Baronne la reconnaisse.
Il y a toujours une histoire et une raison derrière ces tenues, elles ne peuvent pas simplement être là. Mais ensuite, bien sûr, votre imagination peut prendre le dessus. Mais nous, contrairement à la mode qui ne s'intéresse qu'aux vêtements, nous nous intéressons à l'histoire et à la raison qui se cache derrière et à la façon dont l'allure du costume l'incarne.
Que pouvez-vous nous dire sur la création de cette robe (ci-dessus) ? Combien de tissus et de temps ont été nécessaires ?
Il y avait cette idée de photobomb : le scénario prévoyait que la malheureuse Baronne se rende sur un tapis rouge en voiture, et que Cruella sorte de nulle part, grimpe sur la voiture et la recouvre entièrement avec sa jupe. Donc que faire à partir de là ? Vous devez faire une jupe que vous pourrez monter sur une voiture et la faire tourner pour qu'elle la recouvre. Et c'est Kirsten Fletcher, une étonnante créatrice australienne qui a réalisé des costumes de type constructif, comme je les appelle, qui l'a crée.
Il fallait que la robe soit assez grande, et assez légère en même temps. Nous aurions pu la faire avec du silicone, mais ça n'aurait pas été aussi spectaculaire. On me demande combien de pièces de tissu il y a dedans, et je suis choquée car je ne m'en souviens pas. Mais on parle de 300. Tout a été teint par notre département textiles, qui a également découpé et cousu chaque pétale [de la robe] à la main.
Cela a donné du travail à beaucoup d'étudiants et de stagiaires, et occupé une quantité ridicule d'espace. Mais j'étais plutôt fière à chaque fois que je la regardais, surtout au vu de la quantité de travail qui y était consacrée. Nous avions fait une version originale avec une sorte de froufrou, qui était fabuleuse, mais c'était trop lourd. Ce qu'il y a de bien avec ce genre de chose, c'est qu'on peut l'essayer sur un cascadeur. Ou en tout cas quelqu'un qui peut l'essayer pour s'assurer que ça marche. Nous avons donc fait beaucoup d'essais [avec cette robe], l'idée étant de rester léger, mais toujours impressionnant visuellement.
Emma Stone et Emma Thompson étaient-elles impliquées dans la création de leurs tenues ? Ou saviez-vous parfaitement ce qui irait à l'une ou l'autre ?
J'ai beaucoup travaillé avec Emma Thompson, depuis 1991 [et le film Impromptu, ndlr]. C'est une vieille amie et elle a toujours cette magnifique silhouette, donc il m'était facile de voir ce que le personnage devait être. Nous sommes allés faire des essayages avec elle en Écosse, et cela nous a notamment permis de trouver les formes qui fonctionneraient vraiment.
J'ai décidé de m'en tenir à un thème car c'est ce que les gens font. Et elle a une grande taille et une grande féminité, avec une belle silhouette, donc pourquoi ne pas en tirer le meilleur parti ? La Baronne aurait procédé de la sorte. Il était encore question de trouver l'histoire [à travers ces vêtements] et ensuite trouver ses couleurs : le doré et le brun nous ont paru être les mieux, car Cruella allait évidemment être en noir et blanc.
C'était un processus génial. Emma nous disait toujours si elle n'aimait pas quelque chose, ou la trouvait trop ordinaire. Mais dans l'ensemble, nous nous sommes vraiment amusées. Et elle était terriblement surexcitée pour tout, parce qu'elle allait avoir l'air spectaculaire. L'autre Emma, je ne l'avais jamais rencontrée auparavant, mais j'avais entendu des choses merveilleuses de la part de nombreuses personnes qui ont travaillé avec elle sur La Favorite.
Et concernant son personnage, encore une fois, le scénario était assez clair quant à l'arc vestimentaire qui marque la transformation d'Estella en Cruella. Comme Emma Thompson, elle semblait vraiment intéressée et, quand elle enfilait des vêtements, elle cherchait vraiment à se les approprier. À avoir l'air fabuleux. Mais elle ne m'a rien demandé de spécifique. Sauf, de temps en temps, la possibilité de porter des chaussures qu'elle jugeait plus confortables.
A chaque fois qu'elles avaient un nouveau costume, je passais pour m'assurer que tout allait bien. Mais je les ai senties impliquées. On sent qu'elles s'amusent beaucoup, mais elles n'ont pas essayé de m'influencer.
Mon travail est le même pour une adaptation de Jane Austen ou sur Mad Max.
Comment avez-vous retranscrit le conflit et le choc des générations entre Cruella et la Baronne à travers leurs vêtements ?
C'est mon travail en tant que costumière : il s'agit de lire le scénario, de trouver l'essence de l'histoire. J'appelle parfois cela la ligne narrative. Et puis, avec les recherches que vous faites et votre compréhension du personnage, je fais sans cesse des listes de ce dont ils ont besoin et combien de looks ils ont et où ils sont.
Cela devient ainsi plus clair même si je travaille de manière instinctive. Donc quand quelqu'un me demande pourquoi j'ai choisi telle ou telle matière, je ne sais pas quoi répondre, je l'ai fait car cela me semblait juste. Cela allait avec le contexte. Les personnages sont si clairs quand vous lisez le scénario qu'il n'y a pas de doute. Et puis leurs interprètes ont brillamment été choisis.
Mais vous ne connaissez souvent pas le casting au début, ce qui ne vous empêche pas de trouver votre voie. Pour ce qui est de la Baronne, j'ai beaucoup regardé Vogue. Des numéros des années 60, car elle n'est pas vraiment raccord avec la vitesse des années 70, contrairement à Cruella. Mais nous avons quand même dû nous réfréner un peu lorsque nous étions trop dans l'excès des années 70. Cela pouvait fonctionner sur certains personnages, comme l'assistante de la Baronne, qui a une tenue très extravagante. Mais sur tout le monde cela faisait trop, donc il fallait faire attention.
Vous avez travaillé sur des films aussi variés que ceux de James Ivory, "Mad Max" ou encore Cruella. Où puisez-vous votre inspiration ? Trouvez-vous des idées dans ce que vous voyez autour de vous ?
Je dirais que oui. Je suis une observatrice des gens. Dans le métro, j'arrive à faire semblant de regarder mon téléphone portable mais je collecte des informations sur les gens. Mais dans l'idée mon travail est le même, que ce soit pour une adaptation de Jane Austen ou sur Mad Max.
George Miller est incroyablement clair sur le moment où l'apocalypse a eu lieu - il y a quatre ou cinq ans, mercredi dernier, je crois. Et sur ce qui arrive aux gens dans ces circonstances. Nous avons récemment parlé du nouveau [le prequel sur Furiosa, ndlr] et c'est très intéressant. Notamment car ce ne sont pas de simples costumes comme Marvel semble le faire. Ils ont tous un but, une raison et une histoire derrière ce qui est arrivé à ces gens, comment ils survivent et quels sont les outils nécessaires pour survivre dans le désert.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette le 30 avril 2021 à Paris