On connaît de Clouzot les chefs d'œuvre en noir et blanc qu'il a réalisés pendant les années quarante et cinquante : "L'Assassin habite au 21", "Le Corbeau", "Quai des Orfèvres", "Le Salaire de la peur", "Les Diaboliques"...
La rétrospective qui lui est consacrée permet de découvrir des œuvres moins connues. Ainsi de cette "Prisonnière" - sans rapport avec le cinquième tome de la Recherche - sortie en couleurs en 1968, le dernier film de sa carrière.
Ce film n'a pas grand'chose à voir avec les précédentes réalisations du maître. Celles-ci inspirés des films noirs américains, notamment de Fritz Lang, sont le témoignage d'une époque. Celui-là en est le témoignage d'une autre : les années soixante, l'expérimentation artistique, la liberté sexuelle... Loin de s'endormir sur ses lauriers et de tourner ad nauseam le même film en utilisant les mêmes recettes, Clouzot a le courage de s'aventurer dans de nouvelles voies. Cette inlassable remise en question rappelle les années Mao de Godard - telles qu'elles ont été parfaitement décrites dans "Le Redoutable" - ou la démarche d'un Antonioni dans "Blow Up" (1966) ou d'un Buñuel avec "Belle de jour" (1967). Il n'est pas anodin que ces films aient vu le jour à la même époque et aient exploré les mêmes thématiques.
Comme "Blow up", comme "Belle de jour", "La Prisonnière" est un film qui interroge les frontières du désir. Grand collectionneur, Clouzot imagine une fiction censée se dérouler dans le monde de l'art. Son héros Stanislas est un riche dilettante qui dirige une galerie d'art contemporain (Laurent Terzieff). Dans son appartement, il photographie des modèles qu'il dénude et qu'il soumet. Il expose dans sa galerie les réalisations de Gilbert (Bernard Fresson). La compagne de celui-ci Josée (Elisabeth Wiener) est attirée par Stanislas. Elle accepte de poser pour lui au risque de se perdre.
La Prisonnière parle de sexe. Des pulsions sexuelles qui passent d'abord par le regard. Stanislas expose dans sa galerie des œuvres qui jouent avec notre vision : des mobiles, des trompe-l'œil, des œuvres cinétiques de Vasarely ou Soto, des peintures géométriques de Geneviève Claisse. À l'étage, le regard fou, les yeux verts magnétiques, il photographie des modèles dans son cabinet secret, encombré de peintures et de sculptures qui créent une atmosphère lourde. Il ne touche pas ses modèles. Impuissant, il jouit à travers l'œil. Il jouit aussi de la domination qu'il exerce sur elles. Au rez-de-chaussée et à l'étage, dans la sphère publique comme dans la sphère privée, c'est au fond le même homme : voyeur et dominateur.
Comme dans "Cinquante nuances de Grey", une petite oie découvre le SM au contact d'un homme plus âgé et plus riche qu'elle. Les fantasmes misogynes du vieux Clouzot (il filme "La Prisonnière" à soixante ans passés) peuvent faire sourire ou embarrasser. Comme devant un mauvais film d'Alain Robbe Grillet, on peut ricaner de cet érotisme de romans photos. Un érotisme sulfureux que la seconde partie du film désamorce voire annule, soulignant mièvrement qu'il n'y a pas de sexe sans amour - là où la morale d'Emmanuelle, six ans plus tard, sera nettement moins conventionnelle.
Pour autant, les scènes érotiques de "La Prisonnière" suscitent un frisson que des réalisations plus récentes ne créent pas. De "Neuf semaines et demie" à "Cinquante nuances..." le cinéma soi-disant érotique évolue pour le pire. Il y a dans "La Prisonnière" une recherche esthétique et une sincérité érotique que ces superproductions, formatées pour émoustiller les couples à la Saint-Valentin, ont perdues.