Les premiers plans établissent un contraste saisissant entre les déambulations festives d’une jeunesse enthousiaste, pleine de joie de vivre et d’espoir, et la sortie triste et résignée d’un asile de nuit pour sans logis. Contraste social, mais aussi -et c’est cet aspect que le film privilégie- psychologique. Le personnage principal est un photographe de mode à succès que le contenu de son travail ennuie et qui méprise, voire maltraite ses collaborateurs et -surtout- ses modèles. Trop de superficiel et de factice dans cette activité ; il semble plus intéressé par les images du réel qu’il produit à l’occasion de sa nuit dans l’asile d’hébergement. Ses relations aussi, sont factices : éloigné de sa femme (mais en a-t-il vraiment une ?), ses relations sexuelles (représentées symboliquement par Antonioni par une séance de photos ou des jeux coquins) avec ses modèles lui laissent une impression de vacuité ; et ses relations « amicales » ne comprennent pas la moindre complicité ou empathie. Le réalisateur nous fait ressentir ce vide existentiel par une mise en scène très personnelle, grâce à des plans géométriques, des angles de vue déstabilisants, dans des décors déshumanisés ou étouffants. Le portrait est l’œuvre d’un grand cinéaste… Puis survient l’évènement du film : la découverte fortuite, par l’analyse progressive de photos faites dans un parc, d’un fait divers de nature criminelle. Voilà qui sort notre photographe du quotidien dans lequel il se perd, d’autant qu’il reçoit la visite, aux fins de récupérer les photos, de la femme photographiée, femme éminemment mystérieuse et fascinante, autrement plus intéressante que les midinettes de son studio.
A partir de cette situation, Antonioni aborde de multiples questions autour de la relation au réel. L’image est-elle une représentation du réel ? (Alors que poussée à son paroxysme, elle s’approche de l’abstraction). La réalité existe elle indépendamment de la perception que l’on en a ? La réalité peut-elle être, tout ou partie, le produit de la croyance ? Comme la valeur des choses ? (Voir le manche de la guitare qui perd toute valeur sorti de son contexte). Le film est immensément riche, mais ce n’est pas un devoir de philo, le grand art d’Antonioni est, outre de faire réfléchir, de faire ressentir ces questions sans besoin de les édicter ou de les formaliser dans des discours intellectuels (les dialogues sont simples et peu nombreux, alors que les recours au silence génèrent une grande intensité). Et quand la jeunesse festive réapparait, c’est pour une nouvelle confrontation entre imaginaire et réalité, dans une dernière scène absolument géniale, l’une des plus grandes de l’histoire du cinéma.