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    Jérémie Rénier : rencontre avec "L'Enfant" chéri des Dardenne

    Révélé en 1996 par "La Promesse", Jérémie Rénier incarne un père immature dans "L'Enfant", la deuxième Palme d'Or des frères Dardenne, à l'affiche ce mercredi. Entretien avec un fils prodig(u)e.

    Pour commencer, peux-tu nous parler de ta rencontre avec les Dardenne pour "La Promesse" ?

    Ma soeur avait vu l'annonce dans Télémoustique, un magazine de télé belge. C'était au théâtre de Liège, j'y suis allé avec ma mère. Les deux frères étaient là, ils m'ont demandé de marcher, d'improviser une petite scène. Ils m'ont posé deux questions : "Est-ce que tu sais conduire une voiture?", j'ai dit : "Oui." "Est-ce que tu fumes ?" j'ai dit : "Ahem... oui." Quand ma mère m'a demandé comment ça s'était passé, je me souviens très bien lui avoir dit : "Je sais pas si j'ai réussi le casting, mais j'ai vraiment senti un truc." Je n'ai pas eu de nouvelles pendant deux mois, et puis, alors que j'étais chez ma cousine en Espagne, on m'a appelé pour me dire que les Dardenne voulaient me revoir. J'ai donc passé un deuxième casting, puis un troisième un mois plus tard. Là, ils m'ont demandé de couper mes cheveux (c'était la mode grunge), mais j'ai refusé, alors on m'a mis des pinces partout. Quatre à cinq mois après, on commençait le tournage.

    Neuf ans après, les as-tu trouvés changés ? La Promesse, c'était particulier, parce qu'ils sortaient d'un échec (Je pense à vous). C'était donc un peu le film de la dernière chance, ils étaient très paniqués. Depuis, ils ont eu une Palme, deux Prix d'interprétation... Pour L'Enfant, je m'attendais à les trouver très directifs. Et en fait, c'était un bonheur : ils étaient présents, à l'écoute, attentifs à la justesse du jeu, me laissant une liberté tout en ayant un vrai regard d'amour. C'est la première fois que j'ai pu enlever tous mes cordages. Je me suis jeté dans leurs bras et dans leur cinéma sans la moindre peur.

    Sur le tournage, laissent-ils les comédiens faire des suggestions ? A la moitié du tournage, ils m'ont dit : "Ce film ne nous appartient plus, il t'appartient, c'est donc nous qui allons te suivre." Ils partent du comédien, c'est ça qui est très intéressant. Ils ne vont pas dire : "Tu dois jouer ça comme ça", mais plutôt : "Tu n'arrives pas à jouer cette scène ? C'est peut-être qu'on l'a mal écrite, alors on va la réécrire pour toi." Les scénarios des Dardenne sont assez particuliers. C'est une base de travail. C'est très épuré, ça décrit les déplacements, sans intention de jeu : "Bruno marche, avance vers l'évier..." C'est un peu une bible. Les dialogues sont écrits, mais rien n'est figé, ce qui nous laisse une liberté.

    Vous avez longuement répété avant le tournage...Un mois et demi de répétitions. Mais je parlerais d' "infiltration" plus que de répétitions. Il faut absorber plein de choses. Au départ, on va juste voir les décors, faire des lectures sur place. On essaye des vêtements, on teste des déplacements pour que les Frères nous voient bouger, mais aussi pour qu'on s'habitue les uns aux autres. Ca libère plein de choses. C'est une première ouverture au vrai travail, qui reste le tournage.

    Les Dardenne expliquaient dans une interview qu'ils aimaient "fatiguer" les acteurs...Moi, ils arrivaient pas à me fatiguer...(sourire) Je vois ce qu'ils veulent dire. Souvent, la première prise est bonne, parce qu'on se jette. Après, on essaie de faire pareil, mais on n'y arrive pas. Alors on change, on regarde son jeu, jusqu'au moment où on est fatigué, on ne contrôle plus, et certains choses nous échappent. Mais je n'ai pas ressenti cela sur ce film. Peut-être plus sur La Promesse. Cette fois, il y a vraiment eu un échange dans le travail.

    "L'Enfant" a été tourné, comme "La Promesse", à Seraing, dans la banlieue de Liège. Y étais-tu retourné entre les deux films ?J'y étais passé une fois en coup de vent parce que je tournais dans le coin, mais sinon je n'y avais jamais remis les pieds. Les Frères sont incroyables, ils tournent pratiquement dans les mêmes décors. On est par exemple retourné dans la cité où je vivais avec mon père dans La Promesse. Il y a plein d‘endroits stratégiques que je retrouvais. Ca faisait drôle, j'avais vraiment l'impression de faire un bond de dix ans en arrière. J'ai même repris l'accent de Seraing pour le film.

    Ce qui est frappant, c'est que, dans "La Promesse", tu jouais le rôle d'Igor, un ado très mûr, alors que, dix ans après, tu interprètes un père complètement immature... "L'Enfant" du titre, c'est aussi Bruno.

    Oui, bien sûr. C'est marrant, cette comparaison entre Igor et Bruno. Je n'y avais pas pensé, mais c'est vrai, ils sont à l'opposé. Bruno, c'est un gars qu'on a sans doute jeté très jeune dans la jungle urbaine, sans véritable éducation. Il a dû faire avec ce qu'il avait pour survivre, se nourrir. Il se protège aussi du monde des adultes. Il a peur d'être triste, d'être touché par des sentiments. Il veut rester dans ce carcan d'enfance, vivre le moment présent : "J'ai envie de m'acheter une veste, je l'achète tout de suite." Ce côté enfantin, égocentrique, c'est aussi parce que penser à l'autre ça fait mal, surtout dans un milieu où c'est difficile de s'en sortir. Bruno a envie de vivre au jour le jour, sans point d'attache, de peur sans doute de souffrir. La scène que vous avez tournée dans la Meuse a-t-elle été aussi difficile qu'on l'imagine ?

    C'était affreux. Il faisait vraiment très froid. Dehors, il faisait 10°, l'eau était à 6°. On s'est caillé pendant deux jours. En plus, on était à côté d'une usine de coke, Cockerill-Sambre, donc il y avait des couches de pétrole sur l'eau. J'ai pris la tasse plusieurs fois, et le soir je suis allé à l'hosto pour un lavement. En même temps, sur ce film, j'avais envie de souffrir, même physiquement. Je pense par exemple à cette scène où je saute dans les cailloux parce que Sonia me fait un croche-pied. On a dû la faire 80 fois, eh bien même à la 80e j'y allais sans problème. Parce que le film est comme ça, parce que j'en étais fier, parce que je voulais me donner corps et âme.

    Tu as commencé à jouer la comédie très jeune. Quand as-tu décidé d'en faire un métier ?

    Après La Promesse, j'ai refusé pas mal de choses. J'étais jeune, je voulais faire mes conneries d'ado. Et puis il y a eu Les Amants criminels. C'était l'inverse du tournage précédent, qui avait été très dur physiquement. Là, on tournait en Corrèze, on ne faisait jamais de dépassement, j'étais tombé amoureux de la comédienne [Natacha Régnier]... Bref, un tournage idyllique. Ca m'a donné envie de continuer. Mais je ne me considérais pas encore vraiment comme un acteur. Au départ, je restais moi, simple et naturel. Je n'ai jamais fait d'école de théâtre, j'ai appris sur le tas. Peu à peu, j'ai travaillé sur les personnages. Et c'est sur Violence des échanges en milieu tempéré que j'ai eu le sentiment d'arriver à une certaine maturité de jeu. Sans m'envoyer de fleurs, je me suis dit pour la première fois que j'avais construit un truc. J'étais fier.

    Sandrine Bonnaire, qui a commencé très jeune comme toi, dit souvent qu'elle regrette un peu d'avoir perdu une forme d'insouciance dans le jeu, de spontanéité.

    C'est délicat. Je n'aime pas forcément cette idée d'insouciance. Sur La Promesse, il y a évidemment des plans où les Dardenne me volaient quelque chose, parce que je ne me rendais pas du tout compte. Mais ça m'embêtait un peu, parce que moi j'aime construire. Un comédien, ça doit essayer des choses, et pas seulement être soi.

    Tu viens de réaliser un documentaire, dans lequel il est question de filiation, comme chez les Dardenne.Eh oui... En fait, j'ai d'abord réalisé un court métrage, l'histoire de 3 femmes qui se rencontrent sur une petite île en Bretagne le temps d'un week-end. Ensuite, j'ai tourné un documentaire avec mon grand-père. Ca raconte sa vie, sa vision du monde et des femmes, et ça parle des rapports entre un petit-fils et son grand-père, des différences de génération.

    Comme réalisateur, sens-tu l'influence des cinéastes qui t'ont dirigé, à commencer par les Dardenne ?

    En tant que comédien, tu côtoies plein de réalisateurs, aux méthodes très différentes. Tu peux donc puiser un peu à droite à gauche. Mais c'est sûr que chez les Dardenne, il y a plein de choses qui me correspondent, comme les tournages légers, à l'arrache, et la volonté d'être complètement indépendant.Recueilli le 27 septembre 2005 par Julien Dokhan

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