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    Focus sur Suspiria de Dario Argento - entretien avec Nicolas Saada sur l'influence majeure du cinéaste
    Brigitte Baronnet
    Passionnée par le cinéma français, adorant arpenter les festivals, elle est journaliste pour AlloCiné depuis 12 ans. Elle anime le podcast Spotlight.

    A l'occasion de la ressortie des films de Dario Argento en salles, le scénariste, réalisateur et critique Nicolas Saada nous a accordé un entretien sur l'influence majeure du cinéaste italien. Pour la sortie du remake, (re)découvrez cette interview.

    D.R.

    AlloCiné : En tant que réalisateur et critique, en quoi diriez-vous que Dario Argento est un cinéaste majeur ? Quels sont les liens qui vous unissent à lui ?

    Nicolas Saada, scénariste, réalisateur et critique : J’ai rencontré Dario Argento il y a quelques années. Je l’avais interviewé pour Les Cahiers du cinéma. Nous avons essayé après de ne pas nous perdre de vue. C’est quelqu’un que j’essaye d’appeler quand je passe en Italie. Quand j’ai présenté Espion(s) [son premier long métrage en tant que réalisateur, Ndlr.] à Rome en 2009, il était venu à la projection. Ca m’avait beaucoup touché. Il a vu Taj Mahal [son second long métrage] qu’il a beaucoup aimé. C’est quelqu’un à  qui je montre ce que je fais et c’est un cinéaste que j’ai toujours admiré. Ce n’est pas un cinéaste qui fait référence à d’autres films ou cinéastes.

    Il y a très peu de cinéastes qui inventent un style transcendant le genre

    C’est quelqu’un qui a inventé un langage qui lui est vraiment propre et qui est influencé par beaucoup de ses passions, qui sont aussi bien l’histoire de l’art que la musique et le cinéma. C’est une voix très originale dans le cinéma. C’est surtout quelqu’un qui a priori est considéré comme un cinéaste de genre, mais c’est un des rares exemples où -à l’intérieur d’un genre-, il a réussi à être plus que le genre à inventer. Il y a très peu de cinéastes qui inventent une patte et un style transcendant le genre. Il y a eu Samuel Fuller, Hitchcock... Il n’y en a pas beaucoup. Il fait partie de ce petit groupe de cinéastes. Je ne dirais pas que c’est le spécialiste d’un genre, c’est Dario Argento. Il a inventé un style qui a été depuis maintes fois copié, imité, emprunté… On voit très bien dans quels films récemment Argento a laissé sa marque. 

    Dario Argento a inventé un style qui a été depuis maintes fois copié, imité, emprunté…

    Avez-vous justement des exemples récents ? Je pense à Lost River par exemple.

    Oui, je pense aux films de Winding Refn aussi, The Neon Demon. C’est un film complètement sous influence Argento. C’est clairement un film qui rend hommage à Suspiria, à Inferno, à Phenomena... On voit bien le traitement de la couleur, de l’espace, du son, l’utilisation de la musique à complètement marqué de cinéastes d’horizons très différents. Je suis sûr que David Lynch a vu les films de Dario Argento.

    Koch Media

    Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez vu un film de Dario Argento ?

    Oui. Je suis suffisamment vieux pour dire que j’étais contemporain de la sortie de ses films, mais heureusement assez jeune pour dire que quand ses premiers sont sortis je n’avais pas le droit de les voir. Les premiers films d’Argento, je les ai découvert plus tard, dans les années 90, à la Cinémathèque, quand elle a commencé à programmer très régulièrement des films de genre. Je suis allé voir les films de Dario Argento en grand écran, et j’ai été absolument stupéfait par ses films.

    Le premier qui m’a fait une très forte impression, c’est Suspiria. C’est un film tellement fort, tellement violent, tellement poétique que d’emblée, on rentre dans quelque chose qui est forcément inclassable, et pas comparable avec ce qu’on peut voir dans le même genre. C’est un film extrêmement sophistiqué et en même temps brutal et c’est ça qui m’avait complètement fasciné.

    Suspiria est un film tellement fort, tellement violent, tellement poétique que d’emblée, on rentre dans quelque chose qui est forcément inclassable

    Chez Argento, le gore est tellement intégré dans une écriture poétique que, comme disait Godard, ce n’est plus du sang, c’est du rouge. Il y a ça chez Argento : le sang, ça devient du rouge. D’ailleurs son film le plus connu s’appelle Profondo Rosso. En français, ça donne Les Frissons de l’angoisse, mais en italien, ça veut dire rouge profond, carmin écarlate. Chez lui, il y a cette idée que ce qu’on regarde est déjà une figuration, ce n’est pas une représentation. C’est violent, c’est brutal, mais on sait qu'on est dans quelque chose qui n'est pas réel.

    Il ne fait pas reposer l’horreur sur un effet de surprise, ou ce qu’on appelle le "jump scare" mais au contraire sur la longueur, sur le climat, l’atmosphère

    Ce que j’aime dans son cinéma, c’est qu’il ne fait pas reposer l’horreur sur un effet de surprise, ou ce qu’on appelle le "jump scare" mais au contraire sur la longueur, sur le climat, l’atmosphère. C’est un vrai grand metteur en scène à cause de cela. 

    D.R.

    De Suspiria, il est dit aussi que le film s'inspire de contes...

    C’est ça qui est merveilleux chez Dario Argento, et c’est en cela que c’est quelqu’un qui est important pour moi, c’est vraiment quelqu’un qui s’inscrit dans le fantastique européen. C’est à dire qu’il est influencé par l’expressionnisme allemand, par Murnau, par même la peinture expressionniste allemande. On voit vraiment qu'il s’inscrit dans une tradition européenne. Il adore l’opéra, il est grand amateur de musique. Il rattache son cinéma à la tradition de la peinture maniériste italienne.

    Quand on voit ses films, on est toujours dans une espèce de tour de Babel parce que, à l’époque, les films se coproduisent entre plusieurs pays, donc ils sont tournés parfois en anglais, en italien, doublé en allemand… Ils n’ont pas vraiment de langue originale. La langue chez lui fluctue en fonction des pays où il tourne. En plus, il y a des acteurs de nationalités différentes. Ce qui fait le langage commun de ses films, c’est vraiment le style visuel. C’est un style visuel très autonome des influences américaines.

    C’est un style visuel très autonome des influences américaines

    C’est intéressant de se dire qu’au moment où Dario Argento a commencé à vraiment faire ses films importants, Il y a avait déjà une réinvention d’autres genres de cinéma américain par des cinéastes italiens : Sergio Leone travaillait sur le western, il redéfinissait les codes du western. Après, des gens comme Peckinpah ont regardé des films de Leone. Comme Lynch ou plus tard Winding Refn ont regardé les films d’Argento. Il s'agissait de retranscrire tout un langage de cinéma qui existait sans doute avec le goût italien. Argento, c’est l’exemple même du génie du cinéma italien. C’est d’une variété telle que ce cinéma italien pouvait produire aussi bien Fellini, que Bertolucci, que Argento. On a le sentiment, quand on voit les films d’Argento, et qu’on les place dans le contexte du cinéma italien, qu’il appartenait complètement au cinéma italien, qu’il ne travaillait pas en marginal, bien au contraire.  

    Ce qui est formidable dans le cinéma italien, c’est qu’il n’y a pas de structure de classe

    Ce qui est formidable dans le cinéma italien, c’est qu’il n’y a pas de structure de classe. Les gens travaillent tout le temps ensemble. Le travail était le bien commun des gens, donc Argento a fréquenté Bertolucci. Ils ont travaillé ensemble pour Sergio Leone. Ils se montraient leurs films les uns aux autres. Luciano Tovoli et d’autres chef opérateurs avec qui Argento a travaillé ont collaboré avec Antonioni et Fellini. Des films a priori de genres très différents ont pu exister dans un même moment où le cinéma italien était ultra créatif, ultra varié, hyper productif. C’est un âge d’or.   

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    Il y a un remake de Suspiria qui sort cette année. Est-ce que ça vous intrigue ? Vous vous dites que c’est une très mauvaise idée ?

    Je suis évidemment très intrigué. On parlait de l’influence d’Argento sur le cinéma américain, européen… Il a aussi marqué beaucoup le cinéma italien [ce remake américain de Suspiria est réalisé par l'italien Luca Guadagnino, réalisateur de Call Me By Your Name, Ndlr.].

    Il y a un film que j’ai adoré ces dernières années qui s’appelle La Solitude des nombres premiers de Saverio Costanzo, qui est une très belle chronique adaptée d’un roman culte en Italie. La chronique d’un amour compliqué entre deux adolescents, puis adultes pendant 20 ans. Tout le style visuel du film est un hommage à Dario Argento, l’utilisation de la musique… Je ne suis pas étonné de voir qu’un autre cinéaste italien de cette génération, Luca Guadagnino, ait eu envie de faire un remake de Suspiria. Ce que ça va donner, on ne sait pas.

    Je ne suis pas étonné de voir qu’un autre cinéaste italien, Luca Guadagnino, ait eu envie de faire un remake de Suspiria

    Ca me paraît très audacieux parce que Suspiria, c’est un film qui s’inscrit vraiment dans une logique personnelle d’Argento. C’est un film qui appartient vraiment à une époque. Il bénéficie du style vestimentaire de l’époque, des décorations et en plus il ajoute ce côté baroque. Cette académie de danse complètement Art nouveau, Art déco. Pour moi, faire un remake, c’est comme quand un chanteur dit je vais faire une reprise acoustique. Ca sera plus une reprise qu’un remake. L’original est tellement fort que Guadagnino va essayer de faire sa version. Guitare sèche ou grand orchestre, on verra ! 

    La bande-annonce du remake de Suspiria qui sortira cet automne :

    Ce qui est intéressant -et j’espère que cela sera la démarche du public- est que, ceux qui verront le remake ou en entendront parler, auront peut être la démarche de voir l’original…

    J’encourage tout le monde à voir les films d’Argento en salles. Sinon ce n’est pas la même expérience. Evidemment aujourd’hui tout le monde a accès aux films grâce à la VOD, aux Blu-Ray, on aurait tort de s’en priver, mais en salle, c’est quand même un choc. Argento, c’est quelqu’un qui vous attrape émotionnellement, avant de vous attraper rationnellement. C’est un cinéma qui est vraiment sur la sensation et l’émotion. J’ai un rapport presque tactile, physique à ses films.  Ce sont des expériences émotionnelles très puissantes, très profondes. 

    C’est un cinéma qui est vraiment sur la sensation et l’émotion

    En quoi Dario Argento vous a-t-il influencé ?

    C’est un cinéaste qui m’a énormément influencé quand je travaillais sur Taj Mahal. Je me souviens qu’avec le chef opérateur Leo Hinstin, on disait qu’à un moment du film on basculait dans le Giallo, qui est le genre italien. Le personnage principal du film, joué par Stacy Martin, se retrouve un peu au seuil de cette espèce de frontière qui sépare la vie de la mort. Comme à un moment donné l’hotel brule, et qu’il fait nuit, il n’y a plus que du bleu nuit et du rouge. On s’est retrouvé dans des couleurs primaires, qui étaient celles du film d’horreur mais pas n’importe lequel : le film d’horreur à la Argento.

    Même inconsciemment, je voyais revenir les fantômes des films d’Argento

    Même inconsciemment, je voyais revenir les fantômes des films d’Argento, le style de cinéma d’Argento. Ce n’était pas une manière de dire : je vais rendre hommage à Dario Argento. Je me suis rendu compte que son film m’aidait à traduire ce que m’avait raconté la vraie protagoniste. Cet excès de fièvre, cette espèce d’inquiétude qui débouche à une forme de rencontre avec presque l’au-delà, je me suis rendu compte que pour la raconter, il n’y avait pas mieux qu’Argento, que ce que je ressentais en voyant ses films. Il y a des choses d’Argento qui sont rentrées comme ça dans le film bien malgré moi. Je me suis rendu compte au montage que ça résonnait avec les bleus, les rouges de Suspiria, les ambiances en demi-teinte de L’Oiseau au plumage de cristal.

    Quand je vois ses films, j’ai le même sentiment qu’avec Hitchcock, c’est à dire que j’ai l’impression de le comprendre, comprendre quelque chose du cinéma et ce qui le travaille. Pour moi, l’arrivée de la jeune héroïne de Suspiria à l’aéroport, c’est quelque chose qu’il faut montrer dans les écoles de cinéma. Et puis le début du Syndrome de Stendhal, où il y a sa fille Asia qui arrive aux offices à Florence, qui s’évanouit devant une peinture. Ca suffit à dire que c’est un grand maitre du cinéma.

    Bac Films

    Parlons de votre actualité : vous avez une série qui arrive à la rentrée sur Arte…

    Je viens de finir une série pour Arte qui s’appelle Thanksgiving, avec comme acteurs principaux Grégoire Colin, Evelyne Brochu, Frédéric Wiseman, Hippolyte Girardot, Stephen Rea, Dominic Gould… C’est une série que j’ai tourné l’hiver dernier à Paris, avec le producteur de Versailles, Claude Chelli, pour la société Capa Drama et pour Arte.

    C’est dans le cadre de leurs trilogies de 3x52’, trilogies pour lesquelles ont travaillé d’autres réalisateurs, en particulier Bruno Dumont. J’ai essayé de respecter cette idée qu’il fallait la rythmer avec à chaque fin d’épisode un teaser, un cliff. Je suis très content : je l’ai montrée pour l’instant à Séries Mania, où j’ai l’impression qu'elle a été plutôt bien reçue. J’ai commencé à avoir des échos de gens qui l’ont vu et qui aiment beaucoup. Ce sera sans doute à la rentrée.

    La série Thanksgiving est autour d’un thème qui m’est cher

    C’est autour d’un thème qui m’est cher : une histoire d’amour entre une Américaine qui vit à Paris et son mari qui est Français, qui travaille dans une start up. Il y a un fond d’espionnage industriel trouble qui implique l’Amérique et la Corée. La co-scénariste est Anne-Louise Trividic, qui est une scénariste merveilleuse qui a co-écrit entre autres Intimité de Patrice Chéreau.

    Bestimage

    J’ai envie de retravailler avec le producteur Claude Chelli. Nous réfléchissons à une nouvelle série ensemble car j’aimerais continuer à faire de la télévision. J’aimerais refaire une série avec lui, et peut être autre chose car il s’intéresse aussi beaucoup au cinéma. Claude Chelli est arrivé à un moment donné, dans mon travail de cinéaste, où je sortais d’un film qui était épuisant... Taj Mahal m’a épuisé à plein d’endroits, à cause de la façon dont on est entré en collision avec l’actualité, ce à quoi je ne m’attendais pas du tout.

    Taj Mahal m’a épuisé à plein d’endroits, à cause de la façon dont on est entré en collision avec l’actualité, ce à quoi je ne m’attendais pas du tout

    Quand j’ai fait Taj Mahal, je savais qu’il fallait faire ce film. Il fallait le faire pour la jeunesse. C’est important de montrer un personnage très jeune, de 20 ans, se prendre cette réalité du terrorisme aujourd’hui. D’abord parce que j’ai une fille qui est adolescente. Je sentais intuitivement que je devais parler de ça. Le dernier plan du film, c’est une terrasse de café vide, et j’ai tourné en décembre 2014. La collision entre ce film et la réalité a été très éprouvante. Après ça, j’avais envie de revenir vers la fiction pure, ne pas faire quelque chose qui me rattacherait trop à la réalité. Ca a été une vraie belle rencontre avec Claude Chelli qui m’a accompagné pour Thanksgiving.  

    Travaillez-vous en parallèle sur d’autres projets de longs métrages ?

    Je travaille sur deux projets : un qui est en tout début d’élaboration, et surtout un film fantastique, très ambitieux, que j’aimerais tourner vraiment bientôt, qui croise plusieurs histoires, plusieurs pays, plusieurs langues et plusieurs époques. C’est un film auquel je tiens énormément : cela fait deux ans et demi maintenant que je travaille dessus. C’est un film qui parlera autant de la grande Histoire que du rapport secret qu’il existe entre les morts et les vivants, et comment ces rapports entre les morts et les vivants influent sur l’état du monde. Ce sera une sorte de géopolitique de l’horreur, à travers plusieurs époques. C’est très ambitieux, mais ce n’est pas forcément très cher. Je suis en toute fin d’écriture. Parallèlement, j’ai un projet plus léger, mais pas forcément plus modeste. Ce sera presque un film sur le cinéma.

    Twentieth Century Fox France

    Récemment, on a pu également vous entendre dans la VF de L’ile aux chiens de Wes Anderson. Comment vous êtes vous retrouvé sur ce projet ?

    C’est par amitié avec Wes Anderson, que je connais depuis assez longtemps, avec qui j’ai travaillé sur son court métrage Hotel Chevalier qu’il a tourné à Paris. On se parle beaucoup, on se voit beaucoup, on parle beaucoup des films qu’on aime, qu’on a vu ou envie de voir ensemble. Et puis, il m’a envoyé un mail un matin pour savoir si je n’avais pas envie de faire la voix d’un des chiens, et j’ai dit oui avec plaisir. C’était très intéressant. J’ai fait deux fois un peu l’acteur ces derniers temps : j’ai un petit rôle dans Maya, le nouveau film de Mia Hansen Love, au tout début. On a fait ça à la DGSE. J’ai hâte de voir le film, tout le monde me dit que c’est magnifique.

    Je rêve de faire plus l’acteur

    Ce n’est peut être pas nouveau, mais j’ai l’impression qu’il y a de plus en plus de réalisateurs qui font l’acteur…

    J’en profite : je rêve de faire plus l’acteur ! J’ai vraiment adoré. C’est riche d’enseignement ; on est au service de quelque chose. On comprend la position compliquée de l’acteur. C’est intéressant d’être dans cette position où l’on regarde l’équipe travailler. 

    Ma scène préférée - Entre le ciel et l'enfer par Nicolas Saada

    Propos recueillis par Brigitte Baronnet le 22 juin 2018 à Paris  

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