Après des années d’idylle entre lui et moi, les derniers films de Guillermo del Toro m’avaient moins convaincu : ‘Pacific rim’ et, dans un registre très différent, ‘Crimson peak’ valaient respectivement pour leur gigantisme et leur luxuriance gothique mais au fond, ils tournaient à vide, caprices coûteux d’un réalisateur devenu plus préoccupé d’exploration des formes et des couleurs que de raconter une histoire, et on s’apprêtait déjà à le reléguer tristement aux côtés de Tim Burton dans la case des génies excentriques digérés et recrachés par le système. Fort heureusement, le Guillermo del Toro conteur d’histoires mémorables est de retour, avec cette relecture très personnelle de ‘L’étrange créature du lac noir’ et plus précisément de la manière dont le Gil-man sauvage ressentait de l’attirance pour la scientifique et pin-up de l’expédition, qui ne devait son salut qu’au courage des mâles américains blancs qui l’accompagnaient...sauf que cette fois, on est chez Del Toro, soixante ans plus tard, que les pin-ups sont, au mieux, devenues suspectes, que l’amour d’un Freak se doit d’être partagé et que les héros d’hier constituent le nouvel hydre à abattre. Ne vous inquiétez pas trop de la romance à venir entre cette humble femme de ménage employée dans un centre de recherche et la mystérieuse créature aquatique qui y est étudiée par les militaires, elle est belle plutôt que mièvre et Del Toro est toujours aussi apte à faire d’un phénomène a priori anormal et contre-nature un élan du coeur tout à fait naturel, a fortiori dans ce climat de Guerre froide ravagé par la paranoïa et la haine pour tout ce qui est différent. Si l’époque, ou plutôt sa part d’ombre, est luxueusement retranscrite grâce à un impressionnant travail de documentation, elle rend paradoxalement une agréable impression d’irréalité, comme si le Steampunk s’y était infiltré silencieusement, sans que personne ne puisse précisément mettre le doigt sur ce qui la sépare de la norme authentique...mais on admettra sans peine, au vu de ce qu’on a sous les yeux, que le trip visuel de Del Toro fut bien davantage influencé par ‘Bioshock’ que par “Happy days’ !. On notera aussi que si les effets numériques lui permettent de laisser transparaître de multiples émotions, l’objectif n’était clairement pas d’élaborer la créature la plus réaliste possible, comme si la volonté du réalisateur était, à ce niveau aussi de rendre hommage au costume en latex du film de Jack Arnold. Dès lors, les reproches qu’on pourrait adresser à ‘La forme de l’eau’ sont habilement réduits au silence par un réalisateur qui déplace ouvertement son histoire sur le terrain de la fable ou du conte, notamment au moyen de quelques scènes qui dégagent un onirisme poétique touchant. Ceux qui aident la Créature et lui reconnaissent des qualités “humaines� sont eux-mêmes relégués aux marges du monde anglo-saxon et viril : Elisa est latino et muette, sa meilleure amie est noire, son voisin de palier est âgé et homosexuel. A l’opposé de ces marginaux, la figure traditionnelle du héros est l’officier Strickland, courageux et obstiné, présenté comme un patriote qui aime sa famille...mais c’est pourtant cette figure traditionnelle qui représente la menace de destruction qui plane sur la Créature et ses soutiens : son respect rigide des règles et des protocoles et sa haine de l’altérité en font une figure intrinsèquement perverse, et le motif d’une Amérique mortifère et destructrice (qui, pourtant, était alors à l’apogée de l’admiration et de l’envie qu’elle suscitait chez autrui ! ) au point de faire ici de l’inévitable espion soviétique une figure humaniste ! Plus que la somme de ses qualités et du niveau respectif de ses différentes facettes, il y a surtout que ‘La forme de l’eau’ est une oeuvre protéiforme, impossible à ranger définitivement dans une case ou une autre de la taxonomie contemporaine et qui atteint un équilibre remarquable, de plus en plus rare au sein du cinéma hollywoodien, sur le fond comme sur la forme, entre divertissement populaire et vision d’auteur.