« Trains étroitement surveillés » relève d’un atavisme des plus touchants, eu égard tant à ses intentions et à sa réalisation, qu’à sa réception. Pour qui connaît un peu la Tchécoslovaquie, ou plutôt la Tchéquie et l’esprit morave, ce film incarne en effet l’âme éternelle tchèque dans tout ce qu’elle a de délicieusement naïf, de gentiment poétique, mais aussi de modeste jusqu’à une servilité que Milan Kundera tancera souvent dans ses écrits. Car il existe bien une manière de voir nationale que le cinéma parvient ici à rendre presque malgré lui, une manière de voir que des productions internationales, multiculturelles et en définitive, désincarnées, nous empêchent souvent d’appréhender aujourd’hui. Mais alors, en quoi consiste donc cette idiosyncrasie tchèque ?
En 2005, un sondage lancé par la télévision publique afin d’élire « le plus grand Tchèque de tous les temps » consacre le personnage de Jára Cimrman, damant le pion à Vaclav Havel, Tomáš Garrigue Masaryk, ou encore Ivan Lendl. Jára Cimrman, parfaitement inconnu du reste de l’Europe, aurait élaboré les plans de la Tour Eiffel, proposé la construction du canal de Panama aux Américains, inventé le yaourt, le CD (le Cimrman Disque, comme chacun sait), écrit une nouvelle de Tchekhov, presque découvert le Pôle nord… mais en raison de malheureux concours de circonstances, d’une malchance congénitale, l’illustre génie échoue sans cesse aux portes de la reconnaissance internationale. Ce que les Tchèques ont ainsi parfaitement compris dans les années post-communistes, c’est que ce personnage fictif et canularesque définissait bien mieux leur identité nationale que n’importe quelle statue hiératique du passé, n’importe quel héros historique au visage grave. Avec un sens de l’humour et de l’autodérision très aiguisé, « le complexe tchèque » est ainsi identifié, un petit pays certes ballotté entre les expansions impérialistes, les désirs d’assujettissement des Habsbourg, de l’Allemagne nazie, de la Russie communiste, de la démocratisation à l’américaine, mais qui frôle le tragique historique avec insouciance et légèreté, maladivement conscient que malgré un riche héritage culturel, il restera un peu en marge de l’Europe.
« Trains étroitement surveillés », qui présente la vie quotidienne d’une gare de Moravie du Sud sous l’Occupation allemande, est indéniablement habité par ce complexe, dans tout ce qu’il a de gentiment burlesque mais aussi de frustrant. Reprenant des éléments du récit de Bohumil Hrabal, écrivain beaucoup plus « tchèque » encore que Kundera, les premiers plans du film ne nous trompent pas. Une succession de vignettes retrace la généalogie maudite du personnage principal, Milos Hrma, aspirant sous-chef de gare : un arrière-grand-père tambour major blessé lors de combats sur le pont Charles, pensionné et alcoolique, molesté à mort par des tailleurs de pierre dont il moquait l’activité ; un grand-père hypnotiseur qui tenta en vain d’exercer son art sur les tanks allemands aux portes de Prague ; un père mécanicien retraité à quarante-huit ans qui passe ses journées à se tourner les pouces. C’est avec cette même insouciance guillerette, plus ou moins consciente, que Milos Hrma aborde sa nouvelle carrière
et gagne une autre station de la grande Histoire, la Résistance à l’occupant allemand.
Cependant, avant d’aborder cette rencontre quasi fortuite, « Trains étroitement surveillés » s’attache à une galerie de portraits gentiment loufoques. Le personnel de la gare de Loděnice est ainsi composé de fainéants sympathiques et de personnages moins détestables que ridicules : un chef de gare obnubilé par sa promotion d’inspecteur, son antithèse en la personne du sous-chef jouisseur, un vieillard poète (« Comme cette pendule sonne bien ! »), des visiteurs nobles aux traditions désuètes, un chef de district qui collabore avec ferveur, et une pléthore de créatures de charme, contrôleuse, télégraphiste, infirmières… Au milieu de tout ce tintouin, Milos se forme sans efforts, assimile les codes professionnels sans apprentissage contraignant, glissant sur les événements en Pierrot lunaire, réceptif aux surprises qu’il contemple avec les yeux ébahis de Buster Keaton. Il y a dans ces premières séquences une agréable concordance de ton et de propos. Car le réalisateur Jiří Menzel assimile lui aussi, pour son premier long-métrage, les codes stylistiques de la Nouvelle Vague française, mais sans l’esprit de pesanteur et de sérieux agaçant chez la plupart de ses modèles. A l’instar du scénariste et écrivain Bohumil Hrabal, les portraits sont brossés avec un humble humanisme, attentif aux petites gens, sans la moquerie, la condescendance, le mépris farcesque des élites intellectuelles qui cherche à faire peuple, ou à rire du peuple plus qu’avec le peuple. Ce premier mouvement louable est paradoxalement aussi la limite du film, comme s’il y avait une complaisance dans cette légèreté, une honte à hanter le propos d’un quelconque tourment. Ce que les Russes parviennent à faire dans le rendu des visages, de la foule, dessinant une épopée nationale fière et lyrique, se joue ici en mode mineur.
« Trains étroitement surveillés » met pourtant en scène une petite tragédie de mœurs, qui au gré des tâtonnements, a le mérite de produire une image iconique du cinéma tchèque.
Milos Hrma, sensible à l’atmosphère de marivaudage et de liberté sexuelle qui règne au sein de la gare, se trouve vite et sans le comprendre dans le lit d’une jolie contrôleuse, mais « se flétrit comme un lys ». Après une tentative de suicide bien convenue, le jeune apprenti entame une quête autour du désir pour vaincre son impuissance. Cette quête est d’abord discursive, Milos pose des questions, s’interroge, étale son cas et attend des réponses. Nous repensons alors à certains développements de Milan Kundera sur l’art du roman et François Rabelais. Dans « Le Tiers Livre », Panurge se pose la question du mariage et cherche conseil au gré de ses pérégrinations. Ces conseils sont souvent décevants en eux-mêmes, mais leur somme permet au personnage d’explorer divers horizons et d’éviter tout dogmatisme pesant. Milos se confronte de même aux prescriptions déconcertantes du docteur interprété par Jiří Menzel lui-même, comme penser au foot lors du coït, à la colère de son supérieur de district, à l’incompréhension de son père, et même à une certaine gêne chez le sous-chef viveur incapable de transmettre ses recettes de séduction. En fait, le remède à l’impuissance de Milos ne viendra donc pas des agélastes (littéralement en grec, « ceux qui ne rient pas »), ne viendra pas d’un discours sérieux ou d’un déroulé narratif qui ferait de « Trains étroitement surveillés » l’adaptation ratée d’un roman d’apprentissage.
Au contraire, ce que Jiří Menzel propose sans le savoir d’abord (certains entretiens avec le réalisateur attestent d’une compréhension postérieure à la création de l’œuvre), c’est une réponse purement cinématographique.
Le désir recherché en vain par Milos est suscité depuis le début du film chez le spectateur au moyen d’une multiplication d’images parfois lourdement suggestives, et néanmoins non perçues par le personnage en un procédé assez subtil d’ironie tragique. L’érotisme léger et onirique qui parcourt le film, un entrejambe de cavalière, un crayon se promenant sur un décolleté, une orgie dans un wagon entre infirmières et soldats allemands, un oncle photographe et tripoteur, une branlette de cou d’oie, achoppe toujours sur un obstacle au regard de Milos : caractère serré d’un plan, rideau, avion en carton-pâte. La réussite finale du jeune homme, sa jouissance avec une résistante allemande, viendra quand il se taira, ne cherchera plus à philosopher et deviendra sensible aux signes. Cependant, en devenant homme, il rentre aussi dans l’Histoire, perd sa naïveté, et entreprend un acte viril de résistance qui se soldera par une mort aussi tragique que ridicule, vaine. Et c’est avec une nouvelle ironie, presque une heureuse déconvenue, que le spectateur se rend compte que le véritable propos du film nichait dans cette quête de la sexualité, du « devenir homme », et non dans la nécessité d’une résistance nationale à l’envahisseur. La réhabilitation voulue par Menzel n’est aucunement historique mais morale, « Trains étroitement surveillés » offrant une réponse cinglante à l’agélaste Zednicek : « Savez-vous ce que sont les Tchèques ? Des brutes qui ricanent. » Le film de Menzel offre une autre voie, poétique, légère, faite de désengagement et de licence : la grande Histoire nous condamne, Tchécoslovaques, mais notre recherche du bonheur n’a rien de ridicule, elle suit des incertitudes, elle commence à saisir des abysses qu’il faut nous laisser le temps de creuser, à notre sauce.
J’avais promis une image iconique du cinéma tchèque.
Dans une belle séquence, le sous-chef de gare Ladislav Hubička s’amuse avec une télégraphiste simplette, suggérant cache-cache, « Pigeon vole » et autres jeux innocents… dévidant le fil de l’innocence, l’idée saugrenue mais consentie vient au jouisseur de tamponner le magnifique postérieur de la télégraphiste avec un sigle de gare allemand. Voilà ce que fait un Tchèque du poids de l’Histoire, et c’est une idée sublime ! Le procès kafkaïen (référence obligée, hélas) qui s’ensuit ne fera que développer, pompeusement, le masochisme tchèque, forcé à l’aveu, à partir de situations légères et plaisantes, inhérentes à leur manière de saisir le monde. Ce tamponnage de fesse, création cinématographique à part entière, est donc le véritable acte de résistance du film et le chant de liberté de tout un peuple.
« Trains étroitement surveillés », malgré certaines faiblesses, a le charme des premières fois, d’une initiation de concert du réalisateur et du personnage, dégagée de toute pesanteur didactique intentionnelle, laissant le champ libre à une ouverture, à une disponibilité aux possibilités et aux trouvailles les plus surprenantes. Parfois complaisant dans sa vanité et sa légèreté, le film trouve cependant par là-même l’essence du peuple tchèque et il ne le fait que par des moyens proprement cinématographiques. La difficulté à juger un tel film vient de divers malentendus, notamment celui d’un crédit surprenant dans l’histoire du cinéma, comme un rattrapage un peu maladroit de la place en marge du peuple tchèque dans la grande Histoire. Récompensé en 1968, en pleine Guerre Froide, d’un Oscar du meilleur film en langue étrangère, le soupçon pèsera cependant toujours sur la pertinence de cette reconnaissance : alors qu’Andreï Tarkovski crée ses premiers chefs-d’œuvre, comment ne pas y voir avant tout une intention politique américaine, un encouragement à la résistance tchécoslovaque et au printemps de Prague ? L’épopée tragi-comique de Jára Cimrman devait-elle s’achever sur une reconnaissance nimbée de doutes ? Au fond, n’attribuons pas à « Trains étroitement surveillés » un orgueil « artistique » qu’il ne saurait soutenir. Ce n’est pas un grand film porteur d’un message universel de paix et de démocratie, lecture selon laquelle il deviendrait détestable, plutôt un essai cinématographique imparfait, fait de tâtonnements heureux, qui par un hasard merveilleux retrouve l’âme de tout un peuple.
Et sa place dans l’histoire du cinéma doit se juger, et c’est déjà beaucoup, à l’aune d’un merveilleux tamponnage de fesse.