La première image de "Série noire" annonce tout le reste du film sans un seul mot. On y voit une voiture garée sur un terrain vague, sorte de no man's land où se détachent quelques immeubles HLM dans le fond. Patrick Dewaere arrive, et se met à jouer au jazzman et au cowboy sur fond de "Moonlight Fiesta" par Duke Ellington. Un personnage solitaire qui va refuser de s'enfoncer dans la boue de sa réalité. Bien entendu, il ne pourra pas changer son destin, il restera prisonnier de ses rêves. Mais il luttera, et nous embarquera avec lui dans sa folle tentative. Une danse absurde mais pourtant très touchante. Alain Corneau choisit intelligemment de ne pas lâcher son personnage de Frank Poupart, et de laisser libre son formidable interprète, l'inoubliable Patrick Dewaere. Il réalise ici une prestation tout simplement monstrueuse. Les mots manquent pour exprimer à quel point l'acteur se donne corps et âme, se sacrifie pour le rôle. Peut-on encore appeler ça du "jeu"? On a l'impression qu'il serait capable de réellement mourir devant la caméra. J'ai rarement vécu ce genre d'impression. Un Dewaere complètement fou donc, qui en vient presque à faire oublier la mise en scène, voire les autres acteurs, pourtant très bons. Corneau cherche à faire oublier sa caméra, mais son travail de cadrage est néanmoins très réussi, je pense entre autre à l'utilisation de l'espace, qui enferme les personnages, jouant avec les différences intérieur-extérieur. Mais dans l'ensemble, donc, Corneau cherche à faire oublier la caméra pour donner à Dewaere une liberté d'expression, qu'il exploite à merveille.
Vu comme ça, on pourrait croire que le film tend à être déprimant. Pas tout à fait, selon moi. Bien sûr, on sent que le personnage ne pourra tout à fait vaincre la réalité, mais le film refuse de se présenter comme naturaliste. Série noire cherche à créer le décalage, avec les folies de Dewaere bien sûr, mais aussi avec l'utilisation de la musique et des dialogues. La musique me semble être un personnage à part entière : jazz ou chansons françaises, souvent écoutées directement via une radio, créent un contraste avec la réalité des personnages. Ce parallèle atteindra bien sûr son paroxysme lors d'une scène mémorable (
lorsque Frank récite des paroles rêveuses juste avant de commettre un meurtre
). Les dialogues sont un autre atout incontestable de ce long-métrage. L'écrivain Georges Perec a réussi admirablement à créer le décalage par la force du langage. Jouant avec les mots, l'argot, la contrepèterie, les anglicisme entre autres, il donne une dimension presque surréaliste au personnage de Poupart, qui contraste magistralement avec la réalité du monde autour de lui. Et bien entendu, Dewaere semble être le seul à pouvoir faire claquer ce genre de réplique. On a l'impression de toujours revenir à l'acteur. C'est bien lui qui porte tout le film sur ses épaules. Voilà peut être comment conclure sur ce film : un one-man-show vers l'enfer.